Fraîchement recruté par la société "James Clean", spécialisée dans la vente de produits d'entretien aux professionnels, Vincent, jeune trentenaire cultivé aux ambitions contrariées, est chaperonné par un vieux renard de la vente. Le "truculent" Joseph Paillard, un représentant fort en gueule dont les considérations ethnologiques "subversives" le rapprochent plus d'un Dupont Lajoie que de Levy-Strauss.


Or ce vieux vendeur qu'on se représente quelque part entre le Victor Lanoux d'Un éléphant ça trompe énormément et le Marielle de L'entourloupe, ne va pas se contenter de faire découvrir à ce jeune parisien les ficelles d'un métier peu glamour...


Et le lecteur suit avec un grand amusement les déboires du brave Vincent - vague blogueur culturel dont le plus grand fait d'arme est d'avoir interviewé Booba - qui mène de front deux combats titanesques bien différents : Sillonner les routes d'île-de-France en compagnie d'une encombrante grande gueule à la beauferie assumée, et séduire la charmante Noémie, apprentie réalisatrice rencontrée sur Tinder qui repousse avec une facilité déconcertante les assauts bien trop timides du jeune prétendant.


Ajoutons à cela des portraits d'artistes qui s'apparentent plus à des faiseurs parasitaires mondains qu'à de véritables visionnaires subversifs : Ken, caricature à peine cachée de Ben Vautier, et Ramda, une sorte de Joey Starr qui connait une réinsertion clinquante. Deux "ex-jeunes" jadis insurgés contre la société mais qui se sentent comme des poissons dans l'eau dans la bourgeoisie culturelle, toujours en demande de faux rebelles.


Et c'est l'un des points forts de ce premier ouvrage de Fabrice Châtelain, une sacrée galerie de personnages, et les situations très cinématographiques dans lesquels il plonge tout ce petit monde. Le tout étant réalisé avec une maîtrise surprenante pour un premier essai : Ken, qui consulte les messages des "vrais gens" sur internet et qui constate avec une amertume non dissimulée que le grand public a la dent bien plus dure que les critiques qui le congratulent depuis des décennies (un public anonyme aux pseudos grotesques n'est pas plus ménagé par l'auteur, au regard de la teneur consternante des messages) ; Le Maître, illustre professeur de théâtre épidermique et excessif dont le portrait plus vrai de nature évoque de J.L Cochet, découvreur des plus grands talents du théâtre français, et qui donne son feu vert à une distribution des rôles surprenante ; Jean-Philippe Troussier le journaliste ciné à la fois complexé et imbu de lui même, et enfin l'Ogre, le producteur de cinéma irascible Weinsteinien dont l'influence titanesque et les humeurs changeantes dénaturent tous les projets qu'il touche...


"En haut de l'affiche" jouit d'une écriture caustique, qui flingue avec un malin plaisir une certaine bien-pensance particulièrement démonstrative dans le milieu artistique. Les contradictions criantes des gens du cinéma s'étant récemment illustrées au cours de la dernière cérémonie des Césars. L'envie de dénoncer les dérives morales (de manière sélective) s'oppose à une solidarité de mauvais goût avec des amis criminels, et trahit une partialité loin des grandeurs d'âmes affichées discours après discours.


Vincent se questionnant lui même sur sa potentielle animalité en hésitant à profiter de l'état alcoolisé de Noémie. Il s'efforce d'adopter un comportement modèle, mais ne peut s'empêcher d'envier l'instinct de Paillard, son inconséquence et son impunité totale. Est-ce d'ailleurs si surprenant que le porc Paillard se fasse une place au soleil dans ce milieu ? La frontière est parfois mince entre le porc et l'homme respectable...


D'ailleurs, Jo Paillard est-il différent d'un Gérard Depardieu ? Si ce dernier n'avait pas fréquenté les cours de théâtre, que serait-il devenu ? Son négatif, le timoré Vincent, est un produit malheureux de son époque. Le cul entre deux chaises, à la fois assez vieux pour être conscient des sensibilités actuelles déplacées qui vont jusqu'à l'impossibilité de se moquer des participants au salon Japan Expo :



"Quand on pense qu'à la fin des années 60, les jeunes se regroupaient pour changer le monde et qu'aujourd'hui ils se réunissent pour se déguiser en Sangoku ou en fraise Tagada..." Noémie parut agacée par cette considération qu'elle prit au premier degré, alors que Vincent tentait seulement de la faire sourire. Se définissant comme une partisane du "chacun sa culture", elle ne voyait pas en quoi une quelconque inclination pour les mangas pouvait constituer un motif de moquerie



Vincent n'en est pas moins complice de cette modernité qui ne tolère aucun jugement de valeur et pour qui tout se vaut. Tout cas contraire serait sanctionné du terme "problématique". Il ne fait rien non plus pour s'élever contre ce déplorable sens de l'histoire, car il a conscience que des petites compromissions sont nécessaires pour faire adapter son projet ciné. Il ne vaut guère mieux que les centaines de courtisans qui pullulent dans ce métier. Son scénario se veut d'ailleurs brillant et exigeant mais il n'est sur le papier qu'un énième cliché de film creux et prétentieux.


Outre ce sens du détail qui crée une vraie connivence avec le lecteur, le côté fortement sarcastique rappellera par moment la série Entourage, qui se moquait des coups fourrés dans la production de film, l'envers du décor peu reluisant, les castings et les propositions inconvenantes. À ce titre, la brève analyse du déclin du cinéma français à travers les systèmes de production est implacable.


Ce style empreint de dérision est rafraîchissant, et ne se trouve plus guère que dans les livres de Marcel Aymé ou ceux plus récents de Patrice Jean (Revenir à Lisbonne). Un style accrocheur et souple qui trahit une adoration pour Simenon. Bref un "page turner" d'une efficacité folle.


Espérons qu'En haut de l'affiche soit le début d'une longue série. Car on ne compte que trop peu d'auteurs dotés de ce sens de l'humour et d'un style aussi vivant.

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le 16 mai 2020

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