Enfance
6.6
Enfance

livre de Nathalie Sarraute (1983)

Après avoir lu L'Amant de Marguerite Duras, je m'attaque à l'un des monuments du "nouveau roman", école littéraire connu pour rompre avec le roman français classique, rompre sa ligne temporaire et narrative, rompre les stéréotypes des personnages de roman et également rendre au sensible le style d'écriture. A ce titre, je ne pouvais que commencer par un roman de Nathalie Sarraute, et je décidais de lire Enfance. Même si je ne suis pas particulièrement attiré par ce qui consiste à casser systématiquement les arts académiques, surtout quand la France en connait des particulièrement brillants, je dois avouer que ces auteurs qui ont décidé de tout révolutionner, même le plus beau, ont de quoi fasciner. Pourquoi cette obsession de briser tout ce qui fait d'une civilisation celle qu'elle est ? Même s'il convient de critiquer cette obsession de la contradiction, il faut en revanche avouer que ce roman est très séduisant. La jeune Nathalie Sarraute, Natacha, raconte cet espace-temps très flou et empli de brouillard qu'est son enfance, entre la Russie et la France. Elle parlemente avec elle-même, en se dédoublant, comme avec sa conscience d'artiste exigeante. Peu à peu, les exigences s'envolent, les illusions semblent envahir le rêve et se transforment en un drôle d'hybride entre fantasme et réalité.


Au delà de l'évocation passionnante et un brin auto-biographique (et donc auto-centrée, même si l'auteure détestait ce genre) de son enfance, le thème du livre est celui de le remémoration. Non les souvenirs en eux-mêmes, mais l'action d'aller chercher les souvenirs en soi. En fait, qu'est ce qu'un souvenir ? Il est toujours imparfait. D'abord, c'est en soi le souvenir d'un événement déjà corrompu par la perception humaine à un moment précis. De plus, quand il est remémoré, surtout après une longue durée, il rajoute à son altération initiale la subjectivité dynamique, changeante et plus vieille de celui qui se souvient. Toute la question est donc, et Nathalie Sarraute la pose clairement : quand je me souviens de mon enfance, quelle est la part d'ajout, d'interprétation et de sublimation ? C'est le sens de ce dialogue étrange entre Natacha et son alter ego, et il est évident que l'on ne peut se souvenir de son enfance sans transformer par notre complexité intérieure sa teneur et ses sensations internes. D'ailleurs, la narratrice finit par ne plus vraiment se tenir rigueur de ses interprétations, et c'est ce qui fait du roman un grand roman.


Le style est très agréable. Il est certes peu académique, ce qui peut sembler agaçant, mais il nous offre de magnifiques descriptions de lieux sublimés par les yeux de l'enfant. Les splendides maisons russes s'opposent aux mornes rues grisâtres de Paris. La description des personnages de son enfance est également très réjouissante, car elle nous fait découvrir cette incompréhension absolue entre le langage de l'enfant et celui de l'adulte : un rien pour l'un devient une énormité pour l'autre, et vice versa. En effet, des petits détails qui sembleraient au commun des mortels absolument insignifiants semblent aux enfants d'une violence et d'une agressivité sans nom. Il y a également la découverte progressive du vrai visage de l'humanité. Ce passage formidable où la petite fille découvre que sa mère est peut-être avare, et l'observe, en a honte et ne veut pas y croire, tout en y croyant, fait écho à celui où, devant une vitrine, Natacha dit à sa mère qu'elle est moins belle qu'une autre. Cette mère tyrannique et omnipotente, pourtant si gentille, fait de l'ombre à la belle-mère, Véra, avec qui Natacha entretient une relation ambiguë, pleine d'incompréhension, de détestation et même d'amour. Ce monde étanche, l'enfance, d'où nous parle une Natacha déjà salie par l'âge adulte, nous montre à quel point, quand nous sortons de ce brouillard cotonneux, nous renaissons comme des êtres sans cesse à la quête de souvenirs dont la langue n'est plus la nôtre.

PaulStaes
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le 23 janv. 2018

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