"L'espace fond comme le sable coule entre les doigts"

On m'a prêté ce livre de Georges Perec cet hiver, et je l'ai croqué le sourire aux lèvres, comme une pomme bien juteuse.
j'aime Pérec pour son obsession des listes et des inventaires, l'oeil naïf et neuf qu'il s'emploie à poser sur son quotidien prosaïque, pour sa prose riche de sens sous une apparente et fluide simplicité.
Pérec est un poète, j'aime son style, j'aime sa langue et j'aime son propos

Dans ce livre écrit en 1974, il recense, du plus proche au plus lointain, dans un long zoom arrière, tous les espaces qui composent sa vie : la page, le lit, la chambre, l'appartement, l'immeuble, la rue, le quartier, la ville, la campagne, la pays, l'Europe, le monde, l'espace...
On peut penser qu'aujourd'hui il aurait ajouté un chapitre sur le cyber espace, l'internet, l'espace immatériel ?

Je vous en livre un passage entier, le chapitre de fin : il donne tout son sens au livre que l'on referme à la lecture de ces derniers mots.
Ce chapitre éclaire bien dans son ensemble la démarche de Pérec écrivain, mais je l'ai choisi aussi parce qu'il nous renvoie à nos propres peurs du vide et nos petites (ou grandes) pratiques de remédiation.

"J'aimerais qu'il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés : des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources :

Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serai né, l'arbre que j'aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts...

De tels lieux n'existent pas, et c'est parce qu'ils n'existent pas que l'espace devient question, cesse d'être évidence, cesse d'être incorporé, cesse d'être approprié. L'espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n'est jamais à moi, il ne m'est jamais donné, il faut que j'en fasse la conquête.

Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs me trahiront, l'oubli s'infiltrera dans ma mémoire, je regarderai sans les reconnaître quelques photos jaunies aux bords tout cassés. Il n'y aura plus écrit en lettres de porcelaine blanche collées en arc de cercle sur la glace du petit café de la rue Coquillière : "Ici, on consulte le Bottin" et "Casse-croûte à toute heure".

L'espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le temps l'emporte et ne me laisse que des lambeaux informes :

Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelques chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes"
fabfel
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le 5 juin 2011

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