Leur colère était-elle autre, était-elle de celles qui renversent et aplanissent les montagnes, l'incendie qui ravage les forêts en avalant tout sur son passage, et qui après avoir grondé connaît son heure la plus chaude dans les braises intenses, qu'un coup de vent rappelle à leur pouvoir dévastateur, la braise dont la chaleur est insupportable à plusieurs mètres, celle qui couve encore sous la cendre depuis le long début des siècles, depuis qu'un homme dit à un autre "tu seras mon serviteur", depuis le long début de l'injustice, cette injustice qui ne connaît pas de fin ? Pourquoi, un jour, la dignité des hommes leur semble-t-elle plus sacrée que la vie, alors même que cela semble fou, impossible, comme un Carnaval qui durerait toute la vie ? Est-ce que, comme le promettent les Écritures qu'ils entendent prêcher tous les dimanches, "Oui, vous sortirez avec joie, Et vous serez conduits en paix ; Les montagnes et les collines éclateront d'allégresse devant vous, Et tous les arbres de la campagne battront des mains


Ce passage, je l'ai relu plusieurs fois, à voix haute ou dans le secret du coeur, comme une prière, comme si les mots de Marie-Fleur Albecker, cette enseignante en histoire-géographie née en 1981 dont le premier roman est tout simplement la prophétie de ce que nous traversons, comme si ses mots pouvaient avoir une puissance performative et faire que justice soit rendue au peuple de France.


Tout est là : les paysans, les gueux, ceux qui ne sont rien, écrasés de taxes, survivant à peine dans une misère noire, gouvernés par un jeune roi cruel et indifférent, ivre de son pouvoir et de ses privilèges, vont soudain se réunir, fomenter une insurrection, comploter, imaginer un monde meilleur et prendre la route. Prendre la route pour aller chercher celui qui les opprime, ainsi que tous ses conseillers félons qui ne savent que tout garder pour eux et ne distribuer que les miettes à leurs illettrés administrés. Alors bien sûr, on cherche à leur faire peur, on les brime, on les tabasse, on les menace. La toute-puissance du pouvoir a de secrets ressorts pour étouffer l'insurrection, et du génie pour faire passer les requêtes légitimes pour des tentatives de sédition (le mot est employé dans le roman)



Les grands exploits des révolutions ne sont pas des exploits militaires : ce sont bien plus des élans du cœur, des élans de peur, des manœuvres de guérilla, ou un peu des trois.



Je lisais et je voyais se déployer sous mes yeux ébahis, incrédules, cette Angleterre du XIVème siècle qui n'est autre que la France de 2019. J'ai compris que Marie-Fleur Albecker incarnait ces écrivains qu'on dit si inspirés qu'on les croirait écrivant sous la dictée d'une instance supérieure. Un médium, chargé de nous délivrer un message sur notre époque. L'extra-lucidité de cette primo-romancière qui a publié son livre en août dernier, est tout simplement exceptionnelle.
Lisez plutôt :



Ainsi les nobles, emplis de peur et de suffisance, font à peu près le contraire de ce que recommanderait la sagesse à un régime tyrannique qui voudrait se maintenir à flot en renforçant leurs ordonnances et les poursuites contre les serfs ayant quitté leur domaine. Du coup, les mecs sont de plus en plus chauds, se réunissent de plus en plus souvent dans la forêt, c'est tout juste s'ils n'ont pas installé des tentes et des fourrures en mode cabanon du weekend, la charge est installée, tout est prêt pour que ça pète, faut croire qu'on a fini par foutre le feu à la mèche.



J'ai lu de ci de là que d'aucuns avaient pu être gênés par le style très oral - et très contemporain - de l'auteure. Pour ma part, après quelques pages d'acclimatation, je dois dire que j'ai trouvé que cela servait parfaitement le propos, c'est frais, vif, populaire ou roturier à souhait, ainsi que le sont les héros de cette histoire qui donne raison à l'adage : L'avenir est un long passé.


Marie-Fleur organise son récit en trois grands chants et ce qu'on pourrait appeler un épilogue. Le livre est ainsi découpé et chaque partie est élégamment introduite d'une large citation qui donne le la de ce qui s'annonce. L'auteure construit ainsi une gradation dramatique qui va crescendo dans la tension, à mesure que le peuple avance vers sa quête de Justice, et jusqu'au dénouement - dont nous ne dirons bien entendu rien ici.


Partie I : Soulèvements
Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.
(Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1793, article 35 - énormément repris ces derniers temps sur les réseaux sociaux par les défenseurs des gilets jaunes)


Partie II : Marche
All shall be ruled by
Fellowship I say
In the life that is coming
in the morning.

(Sydney Carter, "Sing John Ball", 1981)


Partie III : Victoires
Rise like Lions after slumber
In unvanquishable number,
Shake your chains to
earth like dew
Which in sleep had
fallen on you -
Ye are many - they are few.

(Percy Bysshe Shelley, "The Mask of Anarchy", 1819)


Nous ne dirons pas qui, dans l'ultime partie - Ainsi furent-ils tous détruits - des Paysans ou des puissances de l'Argent (sic) l'emporte, afin de laisser vivace l'indispensable sel du suspense littéraire. Ce que nous pouvons dire, c'est que ce roman au titre aussi magnifique que sa couverture est une épopée à la fois sociale et mystique, enthousiasmante et galvanisante, et qui transcendera d'émotion quiconque possède un tant soit peu de goût pour les trois mots composant notre devise nationale.


Ce roman, à la note ici scandaleusement basse au regard des innombrables qualités qu'il recèle (et dont la capacité de prémonition en fait déjà un petit miracle), est immense car il trace de gigantesques ponts entre les époques, tout en prenant une hauteur spirituelle qui redonne à certains concepts abstraits toute leur vigueur politique et humaniste.


Certains seront peut-être embêtés par la dimension catholique qui file ce roman à la fois humble et ambitieux. Cela ne serait guère étonnant sur le sol de la fille aînée de l'église qui s'est éloignée depuis longtemps de ses racines chrétiennes et en a oublié tous les messages de paix.


Marie-Fleur a le mérité de réinjecter avec grand talent du sens dans des notions que parfois les époques ont vidées - ainsi des déchirants prêches de John Ball, prédisposé à croire en la flamboyance de son destin par sa foi. J'ai pleuré tant de fois devant ces morceaux de bravoure et de vérité éternelles :



En vérité, en eux s'est allumé ce sentiment diffus que nous avons tous ressenti qui en entendant un Magnificat de Bach, qui alors que le héros du film, contre toute attente, se redresse et remporte le combat, qui en voyant le soleil se lever, qui en entendant le murmure du vent entre les herbes : ce sentiment que l'Humanité nous contient, nous emporte et nous élève plus haut que nous ne serons jamais, pris dans nos préoccupations égoïstes de vermisseaux, cette certitude que l'homme est juste et bon, que ce monde atroce n'est qu'une illusion et qu'il vaut d'être vécu, la Foi, en somme.



Marie-Fleur a également le culot visionnaire de placer au cœur du réacteur du cortège paysan une femme, Johanna. Une fille qui a du chien et ne s'en laissera pas conter, espérant bien prouver sa vaillance au sein même de cette démonstration de force patriarcale. Vibrant et si moderne personnage que cette nana couillue au langage fleuri qui dénonce les abus des hommes, leur dédain condescendant à l'égard du beau sexe, ou encore l'illusion du plaisir féminin à la pénétration de celui qu'elle n'a guère choisi. Que de sujets brûlants, vous dis-je !


Plusieurs fois, l'auteure emploie l'image des petits ruisseaux qui font les grandes rivières, de ce torrent qui grossit à mesure qu'il avance et dont la force tellurique en fait un nouvel Attila. La question de la violence est évidemment centrale et devrait intelligemment éclairer les lanternes de ceux qui ne savent que la condamner sans réfléchir alors qu'elle est, parfois, vertueuse et surtout nécessaire. Que lorsqu'un peuple d'esclaves désire se libérer de ses chaînes, faire tabula rasa du monde d'avant, que peut donc ce vieux monde contre lui ?



C'est vrai, nous faisons appel à la violence. Mais qu'est-ce que nous subissons depuis des siècles, sinon la violence des seigneurs et des grands prêtres ? Nous ne faisons que retourner la violence à l'envoyeur. Et puis, si nous créons une crise suffisante, une tension insupportable pour les seigneurs, ne seront-ils pas alors obligés de négocier ? Quand les a-t-on vus autrement écouter nos doléances ?



Non content d'être un plaidoyer lyrique et politique en faveur de la Justice sociale, un pamphlet déchirant qui invite à la liberté et remet au goût du jour l'essence de la chrétienté, Et j'abattrai l'arrogance des tyrans est une épopée féministe qui secouera les lecteurs par son irrévérence, sa grandeur d'âme, la puissance admirable de sa vision politique et de son message d'espérance.


A pleurer d'évidence.


P.S : Un énorme merci à David Meulemans pour ce cadeau et pour avoir publié ce texte indispensable.

BrunePlatine
8
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le 21 janv. 2019

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