« Je croyais que je sauterais de joie le jour où mon père mourrait. Je croyais que tout le poids du monde s’envolerait de mes épaules et que je serais libre.
Je ne l’ai pas été. Pas un jour. Pas une foutue heure.»


Douleur qui foudroie dans l’ombre et parfois en pleine lumière, souffrance qui vous grignote de l’intérieur, plaie béante qui ne se referme pas, quoi qu’on fasse et vous terrasse, réduisant comme peau de chagrin la vie qui s’ouvrait à vous, sa joie, ses espoirs, les êtres qu’on aurait pu aimer, leur beauté et leurs rires.


Les fées pourtant, s’étaient penchées sur le berceau de Robert, dernier né de la famille Goolrick en cette fin des années 1940, et l’enfant avait souri à la sylphide qui s’inclinait vers lui , ployant sa taille souple qu’enserrait une ceinture pour en exalter l’extrême finesse.


« Tourne, Maman, tourne, criait ma sœur, quand ma mère, devant se rendre à un dîner, apparaissait dans toute sa splendeur pour nous dire bonsoir »


Alors, tout en grâce virevoltante, l’apparition offrait aux yeux éblouis des trois enfants le spectacle de ses jupes qui ondulaient, de ses lèvres et de ses ongles écarlates, mère vénérée pour un cadeau sans prix : cet ultime baiser de bonne nuit.


Beaux, jeunes, amoureux, image de la perfection et du bonheur, c’est celle que le couple Goolrick renvoyait au monde, en ces années 50, dans cette petite ville de Virginie, où l’on s’étourdissait de danses et d’alcool lors de soirées mondaines, nec plus ultra d’un univers sophistiqué et ludique.


Entre robes vaporeuses et coiffures scintillantes, chemises blanches impeccables et costumes de lin, les cocktails aux couleurs d’ambre artistement élaborés, marquaient le tempo d’une société légère et chatoyante derrière les secrets qui la rongeaient.


Chez les Goolrick on se taisait, c’était la loi du silence : rien ne devait filtrer des disputes « au vitriol » qui secouaient si fréquemment ce couple de rêve :
« S’il vous plaît, ne vous battez pas, Maman et Papa, s’il vous plaît ne vous battez pas. »
Alors la furie, redevenue élégante sylphide, répondait d’une voix suave :
« On ne se bat pas, on discute, c’est tout, mon chéri. Maintenant retourne te coucher. »


Mais l’alcool faisait son œuvre : hurlements et frustrations reprenaient le dessus, échecs et amertume rythmaient le quotidien de ces parents «parfaits» que les trois enfants adoraient, voulant ignorer la réalité qui perçait derrière le voile de la perfection.


Et Robert, qui se sentait depuis l’enfance le mal aimé, avait osé enfreindre la sacro sainte loi : n’avait-il pas écrit à 24 ans, un roman intitulé
«Chroniques du dormeur»?…Il y évoquait son frère, sa sœur, mais surtout son père, prof de fac raté «alcoolique, bravache et hâbleur et sa mère, perdue elle aussi dans l’alcool» ruminant à l'envi l’échec de la poétesse qu’elle ne serait plus.


Déchéance annoncée qui avait sonné le glas d’une relation familiale à jamais détériorée, donnant plus de poids encore aux rares moments heureux émaillant le récit, construit en une série de tableaux animés et épars.


Souvenirs jetés en vrac , d’un homme qui regarde le réel en face mais reste comme étranger à lui-même, un homme qu’on ressent profondément perturbé , évoquant de façon décousue, sans ordre chronologique et tels qu’ils se présentent à sa mémoire, «ces pans de vie qui amènent en cercles concentriques vers le nœud du drame» révélation tardive s’il en est, mais qui traduit bien l’immense difficulté à en parler.


Pourtant, il faut sortir du silence destructeur, de cet enfermement dont Goolrick est prisonnier, il faut raconter et se raconter : son séjour en hôpital psychiatrique, ses amours sans Amour, la drogue, les scarifications et « les frissons du rasoir », épuisant la vie jusqu’à son paroxysme.


Mais raconter aussi l’éblouissement d’un instant de bonheur par la grâce d’un aveu que Robert n’attendait plus : « J’aimerais être homo pour pouvoir te baiser» lui murmure l’homme allongé à son côté, le caressant avec une tendresse infinie.


Autant de séquences d’une existence brisée, détruite par un secret familial sordide dont rien ne filtrait, où tous savaient mais gardaient le silence, et l’urgence, venue enfin , pour Goolrick, de sortir de cette spirale de haine et de honte, quelque 55 ans après , un certain matin de septembre 1952 : il avait 4 ans.


Car il le sait, la douleur ne pourra s’apaiser que dans la révélation et la délivrance ne venir que de la vérité. Mettre le secret en mots, le dire et l’écrire pour libérer la parole et qui sait, peut être, pardonner.


Comment ne pas rester interdits devant l’horreur révélée, l’innommable qu’on pressentait et que l’auteur nous divulgue, dans le dernier chapitre, plongeant au cœur de l’intime de sa plume délicate et incisive, crue sans être vulgaire, saisis que nous sommes par une incommensurable tristesse devant la violence exorcisée dans la douleur mais dénuée de fiel.


« Féroces » un titre dont on mesure toute la justesse après avoir refermé le livre, un ouvrage terrible à la formidable puissance d’évocation et un auteur dont les phases récurrentes de révolte et de tendresse se concluent sur « un finale digne de celui d’une symphonie » :


« Même au cœur de la nuit terrifiante la vie tend vers la grâce et jamais cette grâce ne nous abandonne.
Je raconte cette histoire car je tente de croire, car je crois de tout mon cœur, que toujours demeure l’écho obstiné d’une chanson. »

Aurea
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le 26 févr. 2021

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Aurea

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