Pourquoi avoir donné un tel titre provenant de la philosophie de Schopenhauer, pour introduire ma critique de cette grande œuvre littéraire ? Eh bien pour au moins deux raisons que je vais tenter d'exposer brièvement.
La première c'est qu'il s'agit d'une maxime que Victor Frankenstein aurait pu prononcer de manière logique, par rapport à tout ce qu'il a pu voir et endurer durant sa vie d'infortune. En effet, si on découpe la phrase en deux : "le monde est beau à voir". On s'aperçoit que les rares moments de bonheurs et de plénitudes que Victor éprouve  ( et décrits de manière remarquable par Mary Shelley) sont des moments propices à la vie contemplative. La magnificence des paysages de l'arrière pays de Suisse avec ses montagnes, ses lacs et sa végétation luxuriante, l'accompagneront et surtout le consoleront systématiquement de la terrible affliction provoquée par les tourments passionnels de sa vie. C'est comme si ces paysages lui permettait de sortir de soi, de s'oublier et d'oublier temporairement les affres causés par l'existence. La vie de Frankenstein est un enfer entouré de beautés.


" Mais mauvais à être" : cette deuxième partie de l'adage résume les épreuves que le protagoniste a dû endurer jusqu'à sa mort. Car, Frankestein est une œuvre profonde, magnifique mais surtout tragique. Elle rappelle les grandes tragédies grecques et la filiation entre Victor et Prométhée est terriblement criante.
Les enjeux sont nombreux mais l' œuvre interroge principalement notre rapport à la connaissance scientifique, à la technique et au désir de modifier les lois de la nature ( pourtant à priori immuable) à notre avantage. Dans la mythologie Grecque, Epiméthée le frère de Prométhée est chargé de donner des attributs nécessaires à la survie pour toutes les espèces vivantes peuplant la Terre : des fourrures pour se protéger du froid, des défenses pour se protéger des prédateurs, des griffes ou des crocs pour pouvoir chasser et se nourrir... Mais Epiméthée veut dire "celui qui réfléchit après coup". Il oublie de donner des attributs à l'être humain car il a déjà tout distribuer aux autres espèces . Voilà l'homme nu, sans défenses et sans armes. C'est alors que Prométhée pour corriger l'erreur de son frère maladroit, va commettre l'irréparable aux yeux de Zeus : Pris de compassion, il va voler le feu d'Hephaistos ( le Dieu forgeron) sur le Mont Olympe, symbolisant l'outillage et la technique pour le donner aux hommes afin qu'ils puissent avoir une chance comme toutes les autres espèces, de survivre dans cette nature indifférente et hostile. Prométhée le Titan sera puni pour l'éternité par Zeus pour avoir voulu s'opposer aux lois de la nature.


Tout ce détour pour dire qu'il en est de même pour le destin de Victor Frankenstein. Affecté rapidement par la mort précoce de sa mère, il suscitera dès le début un très grand intérêt pour les sciences et ses capacités à améliorer le sort des hommes. Son désir ardent fait de lui un garçon brillant qui excelle en tout et le rend passionné voire obsédé . Obsédé par la prouesse scientifique qui permettrait selon lui de lutter contre la mort elle même. Hélas, c'est précisément ce fantasme qui ne manque pas de bonnes intentions, qui sera la cause de tous ses malheurs à venir .


Comme Prométhée, Victor va vouloir améliorer les conditions d'existences des êtres humains en leur promettant l'immortalité et en repoussant les lois de la nature ( notamment grâce à la découverte de l'électricité en tant qu'energie exploitable ). Sauf que, le désir de Victor ne trouvant pas de limite raisonnable, se traduit par un rapport pathologique au réel. Il n'accepte pas quelque chose qui est de l'ordre de la fatalité. Non seulement il ne l'accepte pas mais en plus, il nie cette loi immuable de la mortalité de tous les êtres vivants. ( un comble pour un scientifique, aussi brillant soit t-il). Ce rapport pathologique va le suivre tout au long de sa vie, se manifestant comme une malédiction, y compris pendant la création de sa créature sensée montrer aux yeux de tous que ramener un corps inerte à la vie est possible.


La déception fût totale, vertigineuse. Non seulement le nouveau corps animé n'a plus la même conscience que le corps précédent mais en plus le bidouillage expérimental en a fait quelque chose d' hideux, de difforme et de disproportionné. Pire encore, ce nouvel être d'apparence monstrueuse semble aussi perdu et fragile qu'un bébé venant de naître, n'ayant accès ni à la parole ni aux codes sociaux les plus élémentaires.
Par un processus logique mais non rationnel, Victor va commettre une nouvelle erreur et va aller jusqu'à nier l'existence de ce nouvel être qu'il vient de créer. Ce qui aura pour conséquence, la ruine intégrale de tout ce dont il s'est attaché par amour  : la femme de sa vie, son meilleur ami, son père, son jeune frère, sa servante irréprochable, son foyer idyllique et ses aspirations à faire avancer la science.


Car, comme il a façonné un rapport pathologique au réel, il a également façonné un rapport pathologique avec sa création. Il l' abandonne et l'abandon est la pire chose qui puisse arriver à un être en devenir, de quelque nature que ce soit. On le sait, le manque de reconnaissance amène aux pathologies les plus lourdes et aux actes les plus odieux. Nous nous construisons à travers les autres, à tel point que nous ne sommes rien sans une altérité qui nous reconnaît . Ce rien, ce sentiment de vacuité, c'est le fardeau imposé par le créateur que la créature doit porter tout au long du récit. Elle est condamnée à errer en permanence, à être exclue de toute civilisation, de tous rapports socio-affectifs et même à être privée d'un nom propre. Bref, elle est condamnée à une vie misérable et inhumaine.
Pourtant, la créature ne semble pas instantanément animée par un désir de vengeance à l'encontre de son créateur. Elle est d'abord attirée par les sentiments d'amour, de bonté et de compassion que les hommes peuvent parfois ressentir à l'égard de leurs pairs. Mais la carence affective est bien trop importante. La créature ne parvient nullement à se faire reconnaître comme un être sensible, doué d'intelligence et de sentiments profonds, semblables aux hommes. Même des personnalités d'apparence généreuses et soucieuses du mal d'autrui ne verront en lui (la créature est masculine) qu'un déchet, qu'une anomalie, qu'une imperfection qu'il s'agit d'éradiquer ou de fuir.
Le mal est trop profond, la blessure inguérissable, l'abandon bien trop traumatique. La haine et la vengeance auront raison de la créature. On pourrait presque dire que c'est légitime. La boucle est bouclée. La tragédie est en marche. Les actes sont irréversibles.


Enfin je vais conclure cette critique déjà bien trop longue en évoquant la deuxième raison qui m'a poussé à introduire cette maxime schopenhauerienne.
Mary Shelley et Arthur Schopenhauer sont contemporains. Leurs œuvres principales ont été publiées à une année d'intervalle. ( 1818-1819). C'est une période culturelle et historique où l'on commence à prendre un certain recul sur la philosophie des Lumières dont la connaissance scientifique est érigée en Salut. D'autre part, la religion perd aussi du terrain du moins sur le plan des Idées. C'est une periode de désenchantement où l'on voit apparaître le courant du romantisme. Les progrès scientifiques nous font voir notre extrême petitesse dans cet univers finalement infini et surtout indifférent à notre sort. Nous ne sommes pas le centre du monde. Nous sommes le produit d'une évolution dont on ne maîtrise nullement les processus. Schopenhauer va développer l'idée que le monde n'est avant tout qu'une représentation, une projection de notre esprit et que nous sommes animés de fantasmes illusoires. Que la connaissance du réel, finalement la plupart des hommes ne veulent rien en savoir. Il est trop brut, trop froid, trop indifférent au sort des êtres sensibles.


La science justement est intéressante quand elle tente tant bien que mal de s'extraire des biais naturels de l'esprit humain. Pour observer le réel et d'en extraire son nectar. Il est vrai qu'elle nous a permis par le biais de la technique, de nous extirper d'une nature où régne avant tout la prédation. Mais d'autres formes de prédations sont apparues. ( la science ne nous protège pas des méfaits du capitalisme par exemple). C'est pourquoi, il est important d'adopter une posture modeste. La connaissance ne nous permet pas de guérir de tout, loin de là. Elle a des limites. La souffrance étant inhérente à la vie, la guérison ne peut être totale.
La science peut nous aider à mieux supporter notre vie et c'est déjà une grande chose.
Malheureusement ce sont encore des biais et des fantasmes parfois délirants qui poussent certains hommes ou femmes de sciences dans de fâcheuses entreprises comme celle de Victor Frankenstein. Tirons donc les leçons de cette oeuvre magnifique, remarquablement bien écrite et qui nous incite à une certaine prudence.

BaptisteBuko
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le 10 août 2020

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Baptiste Buko

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