Avez vous parfois mauvaise conscience ?
Avez vous honte quand vous laissez quelqu'un se faire maltraiter dans la rue, quand vous mentez en répondant au type qui vous demande si vous auriez un euro, quand vous volez un grain de raisin au supermarché, quand vous cultivez le plant de bégonia où vous avez enterré les restes de votre belle-mère, quand vous regardez TF1, quand vous vous voyez dans la glace ?
Si c'est le cas, sachez que Benvenuto Gesufal se rit de vous comme de petites pucelles effarouchées.
Les remords, regrets et autres dilemmes moraux ne sont pas vraiment la spécialité de cet homme, crapule au petit cœur sec et ridé, mais malgré tout bizarrement attachant. Maître assassin au service du podestat de la sublime et corrompue cité de Ciudalia, vous aurez du mal à trouver un personnage principal qui assume autant son statut de parfait salaud que lui. Ici, pas de fadaises d'anti-héros, de dur-a-cuir tout tendre sous sa carapace, ou de mercenaires faussement pragmatiques. Benvenuto est un enfoiré, point à la ligne. Au point que, suivrions-nous le point de vue de n'importe quel autre protagoniste, il ne nous apparaîtrait sans doute que comme un vil sbire, un obstacle coloré sur le chemin du camp du bien, à supposer qu'il existe.
Alors, pourquoi est il aussi bon de suivre les aventures d'un type cruel, mesquin, arrogant, dénué d'empathie, égocentrique, raciste, misogyne, et, de façon générale, quand même un peu déplaisant ?
Bon, à part la perspective de suivre les aventures de ce genre de spécimen du point de vue interne, de façon crédible et sans caricature. Si ça ne vous fait pas un peu rêver, j'ai bien peur qu'on ne soit pas du même monde.


Bon , pour commencer, les classiques d'un univers soigné et d'une intrigue bien huilée font toujours plaisir.
Déjà décrit dans le très bon Janua Vera, le monde de Jean-Philippe Jaworski est un assez classique mélange de bas et haut moyen-âge. Le vocabulaire riche et médiévalisant de l'auteur aide cependant à lui donner une consistance rare dans le genre de la fantasy. Peut-être cela n'est il valable que pour moi, mais j'ai tendance à mieux me figurer un tableau grâce à des termes spécifiques que de vagues «épées», «tours» ou «armures». L'histoire prend place dans les vestiges d'un ancien royaume puissant et glorieux, détruit il y a deux siècles dans la guerre, le chaos et les noirs sortilèges. Des gothiques forêts d'Ouromagne aux terres elfiques et secrètes de Valanel, en passant par le féodal duché de Bromaël et les Landes Grises ravagées par d'antiques batailles, la domination royale a laissé un culte, une société, et divers motifs de rancœur et de luttes pour le pouvoir.
Nous nous concentrons avant tout sur la cité-état de Ciudalia, qui est grosso-modo un patchwork de tous les clichés que vous pouvez accumuler sur les cités italiennes : C'est une république oligarchique technologiquement et artistiquement développée dont la puissance est basée sur la mer.
Je l'appellerai Gènise-Florome. Un grand soin et un luxe de détails sont accordés à la description de la ville, non seulement son architecture, fonctionnement interne, ses institutions et les factions présentes, mais aussi à son esprit, à ce qui donne à la ville une ambiance et presque un esprit unique. Grande putain maternelle qui répugne et fascine son peuple, c'est son emprise magnétique qui active une bonne part de la trame. L'auteur se complaît à présenter de long en large sa charmante populace versatile, ses venelles engorgées de crasse et de vice, sa noblesse engoncée dans l'orgueil et les complots... C'est justement dans cette toile délétère que va s'empêtrer le «««bon»»» Benvenuto, honnête homme de main faisant le sale boulot du tortueux podestat Ducatore. La république vient en effet de remporter une victoire décisive contre le royaume de Ressine (vous prenez l’Égypte, la Perse, l'empire Ottoman et l'Alger des corsaires, puis vous secouez), laissant sur le tapis une question simple mais essentielle : qu'est ce qu'on fait maintenant ? Parce que oui, dans un effort d'originalité assez impressionnant, dans un ouvrage appelé «Gagner la Guerre», il ne sera pas du tout fait mention de comment gagner la guerre, mais bien des suites et des conséquences de ce conflit. Les phases préliminaires, les batailles, ravages et massacres de rigueur sont déjà effectués, place aux négociations et au partage du butin. Comme vous vous en doutez, ce sera bien entendu d'une moralité aussi exemplaire que le carnage précédent. Entre tractations secrètes, règlements de comptes, récupérations politiques, disputes sur la répartition des gains et la position à adopter face aux vaincus, il y a de quoi faire. Et Jaworski ne nous épargnera rien du processus, tout en nous gratifiant au passage de ce qu'il faut de péripéties et de voyages, des sphinges du sud aux ruelles de la cité franche de Bourg-Preux, pour que tout le monde soit content. Soyez honnêtes, si je vous parle de meurtres sanglants, de sorcellerie sacrilège et obscène, de passages à tabac douloureusement réalistes et de dames de petite vertu, ça ne vous rend pas votre bonne humeur ? Si ? Bah voilà...


Encore faut il, bien sûr, qu'on s'intéresse un tant soit peu à qui tout ça arrive. Soyez rassurés ! On a là l'une des plus belles brochettes de personnages que j'ai pu voir en fantasy. Qu'ils soient complexes, archétypaux ou simplement jouissifs, ils marquent.
En tête de file se trouve probablement le fameux podestat, Leonide Ducatore. J'aime à penser qu'il s'agit du frère perdu de Littlefinger et du patricien Vétérini, de préférence le cadet, moins psychotique que le premier, plus égoïste que le dernier. D'aspect quelconque, d'un charisme énorme, sa conception du pouvoir peut se résumer à du « machiavel soft». Ne jamais hésiter, ne jamais avoir de règles morales inviolables, ne jamais considérer la loyauté de quelqu'un comme assurée... Mais ce n'est pas une raison pour le claironner haut et fort et passer pour un salaud. Ce type est un délice de bastarderie dans les règles, et l'auteur le laisse parfois prendre la vedette juste pour le plaisir de balancer des briques de monologues affreusement cyniques. Et on ne va pas s'en plaindre. C'est le meilleur genre de sale type, celui qu'on ne pas s'empêcher d’apprécier même s'il est clairement dit que c'est une ordure.
A ses côté, le sapientissime Sassanos, à qui sont ces serpents qui siffle sur sa tête, un nécromancien étranger beaucoup trop poli et sympathique pour un être aussi exécrable. Pour veiller à sa protection, une bande de spadassins sans aucune espèce de morale. Pour être utilisé comme pions et pour ruiner ses plans soigneusement préparés, sa famille aimante : sa fille Clarissima, amatrice des manœuvres d'arrière-cour, son fils Mucio, un attardé, et Belisario, un doux ingénu. Les repas de famille doivent avoir une super ambiance.
Ses adversaires : le clan Mastiggia, parmi lesquels Bucefale Mastiggia, héros de guerre (avec un nom pareil, c'est pas comme s'il allait devenir conseiller d'assurance), Dulcino Strigila, son demi-frère taré et Lusinga, mystérieuse enchanteresse qui use des terrifiants pouvoirs de l'âme humaine (car le cœur est un pouvoir épatant) pour tenter de prendre le contrôle de la république. Alors que c'est le boulot du podestat de manipuler les foules pour dominer le pays, non mais oh ! On comptera également quelque politiciens frauduleux et héritiers riches débauchés, sans lesquels ce ne serait pas vraiment la fête.
Ah, et puis il y a une bande d'elfes qui font chier les honnêtes gens en attendant de partir pour on ne sait où, mais ils ont tout le temps. Des elfes, quoi.


Après tout ça, vous devez dire que ce livre doit être tellement sombre que l'encre doit s'imprimer sur les pupilles du lecteur, pas vrai ? Et bien... Moui, c'est pas faux. C'est pas le genre de bouquin à lire si vous êtes déjà en train de ruminer la noirceur de la nature humaine. Le héros est un monstre charmeur qui s'en vante dès qu'il a une occasion de briser le quatrième mur, il n'y a pas de camp du bien, l'intrigue est cynique à souhait, les gens sont méchants, les dents font mal, les funérailles sont des parades pour goûter le malheur du mort, le mal de mer, c'est moche, être sous la pluie dans une forêt la nuit, ça tue la santé, l'amour n'existe pas, la seule raison pour laquelle on ne tombe pas raide mort tout de suite, c'est pour profiter d'un trépas affreux et inventif quelques années, mois ou heures plus tard. Et pour ne rien arranger, Jaworski prend visiblement son pied à nous l'étaler en pleine figure. Alors, pourquoi ce n'est pas du masochisme ?
Peut être à cause de ces rares moments de clarté. Parce que dans toute cette ténèbres goguenarde, le moindre atome d'humanité brille avec dix fois plus de force. Parce qu' il a beau être devenu un homme effroyable, Benvenuto a voulu devenir un artiste, autrefois. Parce qu'il peut s'arracher à l'horreur d'une scène un moment pour admirer la pureté de l'eau d'une fontaine, ou considérer les frondaisons d'un arbre, et se rappeler à lui-même qu'il n'est pas qu'une caricature de mauvais garçon et de tueur insensible. Parce qu'il peut apprécier un conte elfique, un beau geste, ou même tenter, si l'effort n'est pas grand, de ne pas être trop abominable durant un instant. Le monde décrit reste un enfer, mais tout le monde ne s'y comporte pas qu'en démon.


Il y en a donc pour tout le monde. Vous aimez la fantasy ? C'est un plutôt bel univers qu'il y a là. Vous aimez le cynisme et la cruauté ? Vous en aurez plein les dents. Vous aimez la branlette intellectuelle bien faite ? Reprenez en donc dix pages ! Vous aimez les postulats insolites ? Bingo ? Vous aimez les tourments de l'âme et la poésie discrète ? Ca peut se trouver. Et le tout forme un vrai bon livre.
Plus qu'à attendre quelques dizaines d'années que la suite sorte.
Quand je vous disais que l'auteur était sadique.

Kevan
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le 13 mai 2017

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Kevan

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