Le livre de Caroline Fourest trainait depuis un moment dans ma bibliothèque, le meurtre atroce de Samuel Paty m’a convaincue de l’urgence de sa lecture. Car le prétexte invoqué pour justifier la fatwa à l’encontre de ce malheureux enseignant fut bien une offense, en l’occurrence plus fantasmée que réelle.


Accusation sans aucun fondement, il est vrai. Mais quand bien même offense il y aurait eu : peut-on vraiment estimer qu’elle aurait grandement nui à l’intégrité, à l’épanouissement, au bonheur de l’offensé ? Qu’elle aurait entrainé une discrimination propre à le priver de ses droits fondamentaux? Bien sûr que non. Ce qui n’a pas empêché certains de penser qu’elle valait la mort d’un homme.


Cette culture de l’offense n’est pas l’apanage du terrorisme islamique. Ce dernier n'est d'ailleurs pas l'objet de l’ouvrage de Caroline Fourest, qui épingle plutôt le terrorisme des idées, plus répandu et tout aussi venimeux.


Il fut une époque pas si lointaine où la gauche privilégiait des combats qui en valaient vraiment la peine : les droits civiques, l’apartheid, la cause des femmes et des minorités. Certain(e)s ont consacré leur vie à ces causes. Leurs luttes pour une société ouverte, tolérante, égalitaire, multiculturelle n’ont pas encore abouti partout dans le monde, loin s’en faut. Et il n’est nullement question ici de dénoncer des combats légitimes comme ceux de Black Lives Matter ou de #MeToo (encore qu’on puisse ne pas cautionner toutes les outrances de ce dernier).


Mais vouloir la fin des stéréotypes et des discriminations est une chose. Chercher à obtenir des traitements de faveur en est une autre. Face à l’antiracisme universaliste et laïque qui a majoritairement cours en France, il existe, dans les pays anglo-saxons, une autre forme d’antiracisme et de défense des droits des minorités : une forme identitaire, clivante, glorifiant les particularismes, enfermant les gens dans des cases selon leur race, leur religion, leur genre, leur préférence sexuelle. Plutôt que de se battre pour l’essentiel, la gauche identitaire s’effraie pour tout, s’offense de tout. Du droit au blasphème, jugé irrespectueux. Des propos de tel philosophe ou journaliste qui ne partage pas sa vision du monde et qu’elle accuse de racisme ou d’islamophobie parce qu’il défend l’universalisme plutôt que les accommodements raisonnables. Exit la génération courageuse des Martin Luther King, Nelson Mandela, Gisèle Halimi. Place à la génération offensée, aux discours victimaires. La France résiste tant bien que mal à ce courant qui se répand comme une traînée de poudre aux USA, au Canada. Mais pour combien de temps ?


Dans ce court essai, Caroline Fourest, journaliste, ex-collaboratrice de Charlie Hebdo qui fut également prof à Sciences Po, connue pour sa défense de la laïcité et des droits des LGBT, nous livre une peinture saisissante et édifiante des dérives sectaires qui ont cours outre-Atlantique. Certaines paraissent tellement ridicules qu’on a du mal à les prendre au sérieux. Pourtant, elles peuvent ruiner la réputation ou carrément la vie de ceux qui sont livrés à la vindicte de ces nouveaux inquisiteurs.


Leurs cibles privilégiées se seraient notamment rendues coupables d’appropriation culturelle, telle cette mère de famille américaine vilipendée pour avoir organisé un anniversaire japonisant pour sa fille. Vous et moi pourrions penser que c’était là l’occasion de s’ouvrir à une autre culture. Pour les internautes censeurs et chantres autoproclamés de l’antiracisme, s’approprier de la sorte la culture d’autrui est un vol inqualifiable, rien que ça. Au Canada, des étudiants ont exigé la suppression d’un cours de yoga, dont l’organisation était à leurs yeux une coupable appropriation de la culture indienne. On ne compte plus le nombre de people, artistes, écrivains sommés de s’excuser, qui pour s’être coiffée à l’africaine alors qu’elle était blanche, qui pour avoir écrit un roman, monté une pièce de théâtre dénonçant le racisme alors qu’il appartenait à la culture dominante. On croit rêver!


Dans ces pays, l'université n’est plus le sanctuaire censé préserver l’esprit critique et la liberté de penser. Elle devient le lieu d’innombrables chasses aux sorcières où l’on traque la moindre soi-disant offense aux cultures minoritaires. Des profs d’université crèvent de trouille d’être renvoyés pour avoir proposé des textes jugés offensants ou pour s’être appropriés une culture qui n’est pas la leur. Les campus sont devenus des lieux de surveillance, de traque, de dénonciation de la moindre offense. Même si toutes n’ont pas le même poids : on hésitera parfois à dénoncer une agression sexuelle si celui qui l’a commise est un individu racisé


L’ouvrage fourmille d’anecdotes qui illustrent à quel point cette gauche identitaire se mue en véritable dictature, empêche tout débat, paralyse la société, crée des ghettos, faisant en définitive le jeu de l’extrême-droite. On peut espérer qu’en France, les digues tiennent bon face à ces dérives mais on peut craindre que le clientélisme, la recherche des voix communautaires puisse finir par donner de l’ampleur à ce courant sectaire, étouffant et liberticide. Ostracisme, cancel culture, recherche d’un entre-soi stérile à l’instar de ces étudiants américains qui exigent des safe rooms pour se préserver des micro-agressions de ceux qui décidément ne sont pas leurs semblables : on a tous en tête des exemples de ces comportements détestables. Face à ce danger qui menace notre idéal du vivre-ensemble, ce petit livre de Caroline Fourest résonne comme un avertissement salutaire.

No_Hell
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste En fin de compte, il se pourrait bien que je meure un jour écrabouillée sous une pile de livres ...

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le 3 nov. 2020

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No_Hell

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