Gilles Gambier, personnage éponyme du roman et avatar de l’auteur, n’est pas très heureux et il le fait savoir — pendant près de 700 pages, ce qui frise l’impolitesse. Les femmes le lassent (lui permettant de se complaire dans une cruauté de petit tyran) ou le lâchent. En dehors des femmes, d’ailleurs, pas grand’chose. Il ne travaille pas beaucoup (c’est en-dessous de lui), il se rêve en éminence grise d’un homme d’action, puis revient tromper sa femme mourante. Il devient enfin fasciste par ennui, avant de se commettre dans une aventure espagnole en carton-pâte et à laquelle le lecteur ne croit pas une seconde.


Avoir un protagoniste antipathique n’est pas le propre d’un mauvais roman, bien sûr. Si ce personnage est de surcroît un portrait de l’auteur, on peut même le créditer d’une forme d’honnêteté a priori intéressante. Pourtant, le sérieux de plomb avec lequel Drieu livre les ridicules de son intériorité désarme complètement l’intention de sincérité et la prive de ses vertus. Gilles vit encore, en définitive, dans l’ombre du préjugé de Rousseau contre Montaigne selon lequel tout portrait plaisant ne peut être peint que de profil (1). Mais il fait erreur en cela même que ce postulat n’est pas dénué d’incidences. En effet, le sursaut impudique qui précipite le sujet dans la confession de lui-même ne manque pas de l'affecter en retour. Il en est tout secoué, et ne peut se livrer que dans une turbidité totale.


Corollaire de cela, Drieu livre avec Gilles ce qui peut faire figure de pamphlet antifasciste (certes involontaire). Les collaborationnistes n’étaient pas des architectes dynamiques du système de mort et de conquête du Troisième Reich ; à en juger par Gilles Gambier, ils seraient plutôt des chiffes molles autocentrées, obnubilés par leurs histoires d’amour (on songe aussi à Rebatet), « êtres faibles, mais obsédés par l’idée de la force ».


Reste un style sec et classique, très « NRF ». Le goût de Drieu pour les phrases définitives mène parfois à une dose de ridicule (sans rire, au début du livre : « encore un bel escalier, il y en a de beaux escaliers dans la vie » !). Il réserve aussi de belles caractérisations, qui claquent comme un fouet (« Plus Lorin connaissait les gens, plus il avait de griefs contre eux ; mais, n’ayant point le goût de la solitude, il s’attachait par ses griefs comme d’autres s’attachent par la sympathie. »). Il est d’autant plus étonnant que cette vérité dans le détail se traduise par tant d’inauthenticité dans l’ensemble.


(1) Dans les Confessions : « Je mets Montaigne à la tête de ces faux sincères qui veulent tromper en disant vrai. Il se montre avec des défauts, mais il ne s'en donne que d'aimables ; il n'y a point d'homme qui n'en ait d'odieux. Montaigne se peint ressemblant mais de profil, il sait si quelque balafre à la joue ou un œil crevé du côté qu'il nous a caché, n'eût pas totalement changé sa physionomie. ».

Venantius
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le 10 mai 2018

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