Tomber sur un livre qu'on va détester de bout en bout est finalement aussi passionnant que de lire un livre qu'on aime intimement de la première à la dernière page. Moins agréable certes, mais diablement révélateur. C'est aussi que l'analyse de notre affection nous est à ce point plus difficile que celle de nos dégouts, qu'on préfèrera toujours scruter nos ennemis et admirer nos dieux.


Le cas Drieu est à l'arrivée moins complexe (mais plus compliqué ?) que celui de Céline : rien ne nous oblige à nous référer à Bagatelles pour un massacre quand on lit Voyage au bout de la nuit, ni à aimer le premier parce qu'on a aimé le second. Avec "Gilles", les choses étant beaucoup plus intriquées, je vois mal comment on pourrait aimer le roman quand on rejette de toutes ses forces les idées sur lesquelles il s'appuie. Que Drieu ait pensé ainsi ne m'empêcherait peut-être pas d'aimer un de ses livres, mais il faudrait alors que ce livre ne reflète en rien sa vision du monde, ce qui en matière de roman est hautement hypothétique. Là, de toute façon, pas de cas d'école qui illustrerait une telle schizophrénie : toute la matière de cette oeuvre-somme (que Drieu revendique dans sa préface comme un de ses "romans majeurs") est directement pétrie de ses convictions et de son diagnostic quant à la décadence du monde comme il va.


Alors bien sûr, si je me raisonne je peux considérer le livre comme un document intéressant sur "l'autre camp", après tout il vaut mieux connaitre ses adversaires de l'intérieur, décris par l'un d'eux, un auteur dont l'analyse est parfois fine, et toujours sans compromis (un auteur qui par contre, à mon goût, écrit extrêmement mal la majeure partie du temps, ce qui ne m'a pas aidé à entrer dans le livre). Je peux… mais ça ne me le rend pas meilleur roman pour autant, et pour une raison qu'aucune bonne volonté de ma part ne saurait faire disparaître : c'est un texte de guerre, qui voudrait utiliser la littérature non pour évoquer, mais pour convaincre, non pour se poser des questions mais pour y répondre, et même, blasphème ultime, pour se sauver d'un désastre que par ailleurs Drieu appelle de tous ses vœux. Un texte rongé par le cancer de la désespérance, un texte qui s'appuie sur cet étrange mélange qui ne me fascinera jamais mais qui a tant l'air de plaire à Drieu : la suave brutalité des guerriers défaits. Ceux qui luttent pour perdre, en entrainant le maximum de victimes derrière eux, hypnotisés qu'ils sont par les charmes du carnage pour le carnage. Quelles que soient les raisons qu'il donne à cette fureur (ici, pour aller vite : le monde est foutu, bouffé par les juifs, les faibles, l'argent et toutes autres sortes de plaies comme les métèques et les homosexuels, alors autant qu'il disparaisse pour qu'un monde meilleur puisse advenir…), pour moi Drieu n'est pas un nietzschéen de droite, rationnel et désenchanté, c'est un fanatique qui a besoin d'une religion haineuse, mystique et exaltée pour tenir le coup face à la difficulté d'être homme.


En l'occurrence, le problème dépasse la politique, ou plutôt l'englobe sans pouvoir la faire disparaitre, mais sans la transfigurer non plus : si on veut passer 700 pages à étaler sa haine du monde et des hommes, il faut non seulement la virtuosité de Céline, mais surtout je pense sa gratuité folle : le seul besoin de se purger. Ici, à force de vouloir construire une thèse autonome et générale autour d'un personnage geignard et pénible, inapte et sans charme aucun, tout est poussif, répétitif, mal fagoté. Les personnages autour de Gilles sont terriblement caricaturaux (la partie centrale autour d'un complot contre le Président de la République est carrément nulle tellement rien ne tient debout), et lui-même est tellement disséqué (alors que son cas est assez peu complexe) que ça tourne vite à la ratiocination : je n'aime personne car personne ne m'aime, de toute façon life sucks. Mouais. Peut-être qu'à l'arrivée la chose qui me dérange le plus dans tout cela, c'est que Drieu ne s'autorise aucun humour alors qu'il a entrepris de parler de lui-même ! Aucun recul, aucune auto-derision, jamais. Toujours cet esprit de sérieux insupportable, comme si les tragédies, quand elles sont personnelles, ne pouvaient pas être racontées en riant. Décidément, l'ironie sauve, là où le cynisme tue.

Chaiev
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le 17 déc. 2013

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