Guerre et Paix
8.2
Guerre et Paix

livre de Léon Tolstoï (1867)

Guerre et Paix suit les aventures de nombreux protagonistes d'ascendance aristocratique dans la Russie du début du 19ième siècle bouleversée notamment par la campagne napoléonienne.


Premier point qui frappe à mesure que les pages défilent : nous ne sommes spectateurs que d'actions, très rarement les héros nous partagent leurs réflexions ou le pourquoi de leurs actions, c'est presque plus un film que nous voyons plus qu'un roman que nous lisons, seul Pierre nous fera partager le fruit de ses réflexions notamment via son engagement avec les Maçons, sinon c'est l'auteur qui prend à plusieurs reprises directement la parole pour nous expliquer sa vision.


Exempt de réflexion, les différents protagonistes nous semblent prisonniers de leurs destinées aristocratiques et le début du roman nous apparaît comme un précurseur de ces mauvais soap à l'univers étriqués et si mondains.
C'est ainsi une valse de pantins et de marionnettes à laquelle nous assistons, dont Hélène est sans doute l'emblème, on peut également mentionner Anatole comme symbole de ces êtres fats qui jamais ne s'arrachent à leur condition. Même l'empereur semble docile et soumis à la fatalité : "même moi, je ne suis pas au-dessus de la loi" ou encore "le roi est l'esclave de l'histoire". L'exception pourrait être Napoléon dont l'ombre couvre une majeure partie du récit et pourtant même lors de ces apparitions, seul son humanisme, sa colère ou sa petitesse sont mis en exergue.
Et c'est là bien le point-clef du récit : la liberté des individus, monarques ou simples quidams, est-elle soluble dans l'inéluctabilité de l'histoire?


Revoyons un peu plus dans le détail, comme dit, tous les personnages mondains lors des périodes de paix adoptent une posture lasse doublée d'un fatalisme de pacotille où seuls les commentaires politiques ou historiques ont leur place aux côtés des commérages de mariages. Naturellement, on sent une importante forme d'auto-censure : les vies dissolues (hormis l'épisode l'ours) ne sont qu'à peine évoquées, marque de l'époque. Le récit est donc troublant car on sent que les personnages bien que d'ascendance nobles ne sont pas construits sur leurs bagages familiaux mais sur une sorte de rumeur évanescente où les faits sont souvent absents. Pourtant en se contentant de mettre en avant la seule aristocratie, Tolstoï se limite à la frange la plus érudite certes, mais la plus conditionnée de la population.


Tolstoï accorde une assez large place à la Franc maçonnerie qui annoncera le fonctionnement de nombreux partis politiques par la suite : fondé sur un discours progressiste, y faire carrière requiert pourtant un conservatisme basé des valeurs corrompues.
Carrièrisme qu'on retrouve dans l'armée qui est décrite comme l'anti-chambre des intérêts personnels, à l'heure où il faut sauver la patrie, chacun ne s'occupe que des grades et des médailles qu'il espère obtenir. C'est là qu'on sent aussi que Tolstoï en profite pour régler ses comptes avec les historiens, l'attitude de Koutouzov semble être le principal point de désaccord : apparemment présenté par ces derniers comme un couard, Tolstoï y voit plutôt un génie qui se refuse à lancer dans des batailles qu'il sait perdre, on peut , dès lors, comprendre que l'abandon de Moscou aux français restât un épisode blessant dans les mémoires russes.
Tournant la page d'une vision héroïque et chevalresque de la guerre, elle revêt peu à peu son caractère horrible et sanglant, on sent un auteur un peu tiraillé entre un patriotisme de mise à l'époque et un pacifisme encore embryonnaire.
L'autre grand absent du récit est Dieu, on sait l'auteur très pieux, pourtant jamais sa question n'est abordée frontalement, bien qu'évoquée à presque chaque page, son plan n'est jamais mis en cause et discuté. Quand on défend une vision déterministe de l'Histoire, il y avait pourtant là de quoi débattre.


Reste donc la question centrale de ce roman, devant l'Histoire, nos actions sont-elles vaines? A l'échelle individuelle si l'on considère que s'arracher à sa condition est ce qui permet de s'affranchir de cette inéluctabilité, on peut être optimiste face à l'émergence des consciences du monde moderne. Se pose à présent la question de l'Histoire, la colonisation pouvait-elle être évitée? Les génocides qui ont émaillé ces deux derniers siècles également? Nombreux furent ceux qui prophétisèrent un holocauste nucléaire qui devait détruire notre planète et qui n'a pour l'instant pas eu lieu. Le dérèglement climatique, plus grande menace à l'heure actuelle contre l'humanité, est-il inéluctable? La singularité que beaucoup d'auteurs de SF redoute l'est-elle également?
C'est d'ailleurs bien dans cette lignée que le plus grand auteur de SF nous donne sa réponse, nul doute qu'Asimov a dû lire Guerre et Paix pour écrire Fondation.
Aujourd'hui encore, il est difficile de répondre...

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le 5 déc. 2016

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CorsairePR

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