L’Histoire de France de Lavisse sonne aux oreilles des contemporains et surtout des historiens comme une insulte. Synonyme de propos simplistes, déformés mais surtout de nationalisme, il a une réputation bien sulfureuse. Que n’a-t-on pas entendu à son propos alors que certains hommes politiques voulaient remettre en place un roman/récit national et alors qui voulait paraître intelligent se devait de le citer avec une moue de dégoût, comme si on venait de lui sortir Mein Kampf en édition illustrée.


Il est indiscutable que le vénérable manuel Lavisse comporte des erreurs et même des inventions de toute pièce et chaque historien qui y porte son regard ne peut qu’être effrayé par l’exemple même de ce qu’il ne faut pas faire. On ne peut que sourire face aux leçons de morale qui aujourd’hui nous paraissent « autoritaires » quand bien même tout le monde s’accordera sur leur utilité (il est aussi important d’aller à l’école que de coloniser, sachez-le). Chaque chapitre est illustré par quelques desseins représentant ce que l’on imaginait alors de l’époque concerné, évidemment avec quelques fantasmes, mais on néglige aujourd’hui le pouvoir de l’image en lui préférant bien souvent des photos de reliques et d’objets réels issus des fouilles. Ce que l’on gagne en réalisme, on le perd en puissance d’imagination et donc d’intérêt pour les jeunes élèves.


Mais si le Manuel a ses défauts, on oublie qu’il n’a pas conquis la mémoire collective par hasard. Si les pédagogues de l’Éducation nationale sont irrécupérables, je suis surpris de l’attitude des universitaires. Combien d’entre eux ont appris l’Histoire par des images, des légendes, des inventions ? Je dirais même, par des fantasmes ? Beaucoup, je dirais même tous. On vit d’abord cette matière à l’intérieur de soi et le plaisir qu’elle produit vient en partie de la remise en cause de nos croyances, mais plus tard. On oublie souvent qu’un bon esprit critique est d’abord né d’un esprit plein de préjugés qui s’est un jour aperçu de sa sottise et a juré qu’on ne l’y reprendrait plus. Les scientifiques apprennent des formules que l’enseignant sait dépassées ou à nuancer, mais il sait qu’il est d’abord nécessaire de commencer par le plus simple. Comment susciter l’intérêt devant des enfants qui ont chaque jour mille stimuli du monde extérieur ? En leur montrant le courbe du prix du pain pendant la Révolution ? Soyons sérieux, personne n’y croit, et ceux qui le font n’ont pas dû fréquenter une classe depuis longtemps. Si le Petit Lavisse n’est pas un bon manuel historique, sa capacité pédagogique reste intacte. Régis Debray proposait que simplifier l’étude de l’Histoire jusqu’au collège et d’amener ensuite, lorsque les élèves se sont familiarisés avec les époques et la chronologie (le traitement par thème est une catastrophe) une vision critique, renouvelant ainsi l’intérêt.


Le deuxième point est peut-être le plus important de tous, et c’est un point philosophique. Machiavel mit, à raison, la création d’un État et d’un peuple au sommet de l’échelle de la gloire terrestre et humaine. Il n’y a pas de réalisation plus haute et plus difficile et nous devons pour cela à Lavisse un respect éternel : il devrait être au Panthéon. Mais cette haute réalisation peut-elle être en relation avec le vrai et le bien ? Un peuple peut-il connaître la vérité et faire de grands projets ensemble ?


Ernest Renan, dans Qu’est-ce qu’une nation, conférence célèbre qu’on ne présente plus, avait donné la définition fameuse : une nation, c’est un plébiscite de tous les jours porté par les grands souvenir du passé. Mais il avait ajouté une petite chose, on ne peut faire une nation qu’à condition d’oublier ou de mettre de coté les mémoires particulières. C’est une logique que nous appliquons tous et si nous voulons vivre des moments heureux avec ceux qui nous entourent, on oublie souvent bien des disputes et des erreurs. La tendance contemporaine à exalter les mémoires, et non pas une histoire commune, mène inévitablement à la fragmentation du champ des esprit et, in fine, à la fragmentation du champ social. On ne voit plus dans les soldats de 1914 ces hommes au destin tragique qui, connaissant parfaitement l’horreur de la guerre, étaient résolus à défendre la patrie, et il était pour eux tout à fait stupide de séparer la liberté de l’individu de celle du groupe, de celle de du pays. Non, aujourd’hui on ne voit plus que des individus malheureux embarqués dans l’absurdité de la guerre, malgré eux. De héros, c’est-à-dire d’acteur de leur propre destin, ils sont passés à celui de victimes. Ce n’est même plus la volonté des hommes d’alors qui est nié, c’est une vision une vision de la vie humaine qui disparaît, un vision tragique, une vison antique. Ainsi, chacun récupère un morceau de mémoire, la vide de toute logique et de toute grandeur pour ne la remplir que de larmes. Tel indépendantiste breton pleurera sur les morts breton, tel musulman sur les soldats indigènes, tel humaniste du dimanche sur l’absurdité de la guerre et chacun, dans son petit coin, entretiendra sa petite mémoire particulière et oubliera de vivre avec son semblable et non à coté de lui.


Quand Lavisse écrit son manuel, la société dans laquelle il vit est particulièrement marquée par la séparation des mémoires, entre les révolutionnaires et les royalistes, entre les jacobins et les catholiques. La IIIe République n’a pu vivre qu’avec une haute idée d’elle-même, qu’avec la création d’un mythe commun qui puisse réunir des gens d’une extrême différence, du bayonnais au parisien, de l’immigré espagnol à l’exilé alsacien. L’héritage de Lavisse est immense et je lui rends ici un profond hommage. Je pense, contrairement au stupide XXIe siècle, que Lavisse est un peu notre Machiavel national, conspué sur la base d’un mélange de préjugés et d’une moralisation ignoble, alors que cet homme a, par sa simple plume, contribuer à l'édification d'une nation. Sur cette terre, il n'y a pas de plus grande gloire.

Xenum
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le 21 févr. 2017

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