"Les yeux humains ne supportent ni le soleil, ni le coït, ni le cadavre, ni l'obscurité"

A d’autres l’univers paraît honnête. Il semble honnête aux honnêtes gens parce qu’ils ont des yeux châtrés. C’est pourquoi ils craignent l’obscénité. Ils n’éprouvent aucune angoisse s’ils entendent le cri du coq ou s’ils découvrent le ciel étoilé. En général, on goûte les « plaisirs de la chair » à la condition qu’ils soient fades.


Georges Bataille nous met face à ce que nous ne supportons pas et crée un personnage qui incarne la débauche, mais la vraie, non celle qui se prétend comme telle et qui salit par là-même la vraie débauche.
L'écriture, tantôt belle, tantôt brutale, est saisissante. Elle parait être celle d'une nécessité d'écrire (la crainte de devenir fou, disait Bataille), de dire - puisque l'auteur faisait lire le manuscrit à son psychanalyste au fur et à mesure de l'écriture - il semble y avoir quelque chose de cathartique et surtout, je dirai que ce n'est pas une exposition gratuite de violence, ni l'étalage d'un jusqu’au-boutisme de violence. Bataille met en évidence l'ineffable d'une violence poussée à son paroxysme, d'une limite très ténue entre ce qui est imaginable et ce qui est possible, du caractère fascinant de l'horreur et la concupiscence des yeux qui nous tient tous. Le gore se mêle au sublime, on tend à ne plus les distinguer quelques fois. La mort, la vie, l'acceptable, l'inacceptable, l'inconcevable, sont mis en avant pour donner à réfléchir, nous porter à nos propres limites - à quel point pouvons-nous lire et donc concevoir ce qui nous est dit ? On ressent dans les personnages un combat perpétuel entre Éros et la pulsion de mort, notamment à travers la représentation de Marcelle ou la relation entre Simone et le jeune narrateur. D'ailleurs, la mort m'a semblé vraiment bien abordée - "nous étions fermés à la compréhension de la mort", l’imperméabilité des deux jeunes gens au caractère sacré de la mort et à une forme de décorum, de protocole sont perceptibles.
Le symbolisme est au cœur du livre - l’œil fait écho à l’œuf,


Marcelle une fois morte revient sous forme de mannequin blond auquel on fait à nouveau subir toutes sortes de fantaisies


, les couilles crues du taureau rappellent les œufs du début - c'est d'ailleurs explicitement dit - ou encore l'épisode avec l’œil du prêtre dont je ne parlerais pas - un épisode d'une violence rare je pense, difficile à lire et poussant le lecteur à ses limites.
Le livre est traversé d'une esthétique de la fluidité, de la liquidité qui est noyée d'horreur - le sperme, le sang, l'urine, la sueur, le lait - une espèce de souillure générale qui implique tous nos sens, qui les énerve et qui conduit à un sentiment d’écœurement, de trop-plein jusqu'à la nausée. Une "déliquescence morose" générale, celle des personnages, des éléments, du lecteur, du ciel ("liquéfaction urinaire du ciel"), de la chaleur...
Il y a quelque chose qui fait appel à notre faculté d'imagination, d'association, et qui semble surtout, selon moi, se soustraire à toute explication achevée, et c'est ce qui fait d'Histoire de l’œil un livre à la fois insaisissable mais aussi une oeuvre d'art au sens kantien car elle est inépuisable et renouvelable... d'ailleurs, la section Reminiscences à la fin, parachève le livre - elle explique, suggère quelques pistes. Les souvenirs de jeunesse de l'auteur semblent quelque part liés à ces images de terreur qui parcourent le livre - mes ces souvenirs "le temps les a neutralisés. Ils ne purent retrouver la vie que déformés, méconnaissables, ayant, au cours de la déformation, revêtu un sens obscène".


Ce ne sont que quelques bribes de ce que j'ai pu saisir à la lecture du livre, mais il est si riche et multiple que je ne prétends pas du tout à l'exhaustivité, je veux juste donner envie de se confronter à ce livre - car il en va aussi d'une forme de confrontation par moments tant l'aversion qu'on ressent va contre l'expérience agréable que constitue théoriquement la lecture. Paradoxalement, cela nous met aussi face à la concupiscence de l'homme (Sir Edmond le représente bien) qui aime à regarder secrètement toutes les formes d'horreur - le cadavre, l'accident sur le bord de la route, ce qui est proscrit. L'aversion et l'attraction se mêlent et créent en nous un sentiment bizarre, voilà aussi ce que ce livre nous révèle assez bien. Tout ce que nos yeux ne supportent pas et recherchent avidement est mis en avant ici.

Je n'expose ici qu'un axe de lecture, relatif à ma sensibilité, partiel et partial, mais je pense que chaque individualité est frappée différemment et donc différents axes de lecture peuvent ressortir.
En bref, une expérience unique et de ce fait, un livre culte à lire au moins une fois. Bataille parvient à donner "corps à la débauche" tout en livrant des réflexions puissantes sur la relation d'attraction-répulsion de l'horreur qui nous rend concupiscents - d'où l’œil aussi, celui qui scrute.

evilwa
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le 23 févr. 2020

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