Après avoir lu de nombreux retours et ayant la décence de reconnaître que je ne pense pas être capable d’être beaucoup plus juste et inspiré que ces personnes, tout en voulant laisser une trace sur ce que je pense être un essai politique et philosophique majeur, je me contenterais donc sournoisement et lâchement de reprendre les deux qui m'ont le plus inspirés pour vous donner une idée assez précise de mon enthousiasme le concernant.


"Par une habile adresse au lecteur longue de plus de deux cents pages, François Bégaudeau le dérange dans son confort intellectuel, l’interpelle sur ses multiples contradictions, le mène au pied du mur de ses engagements, passe en revue ses si nombreuses divergences et, dans un effet de miroir, lui expose ses propres convictions :
« Tu voteras jusqu’à la lie.
Tu es le sujet idéal de la monarchie républicaine. L’élection par quoi le citoyen délègue et donc abdique sa souveraineté est le pic de jouissance de ta libido citoyenne. Sur ce point comme sur le reste nous sommes à fronts renversés. Tu tiens l’élection pour le lieu exclusif de la politique, je tiens que la politique a lieu partout sauf là. Je sors du jeu au moment où tu y entres. »


Il raille sa « coutumière réticence à l’art engagé » qui maintient l’engagement à un « sujet de philo de terminale », sa quête à obtenir tous les cinq ans « la promesse de faire barrage », c’est-à-dire « en réalité de contrer un effet en soutenant sa cause », son culte du « progressisme », son numéro de duettiste, « chef d’oeuvre de complémentarité », avec le « néo-réac » qui aboie tandis qu’il s’indigne. Il passe en revue son lexique : le Complotisme qui, « vaporisé sur une parole », en « dissout instantanément le contenu en le psychiatrisant », l’Europe qu’il faut défendre contre le Protectionnisme, le Populisme qui suppose le monopole des bas-instincts au peuple, analysant vertement chacun pour parvenir rapidement à la conclusion que sa « conception substantielle et essentialiste du peuple », qui est celle du fascisme, trahit une « haine de la démocratie » (Rancière), une « sainte terreur de l’irruption des gueux dans tes hautes sphères » propres au bourgeois. « Tu es un bourgeois. Un bourgeois de gauche si tu y tiens. (…) Tu es de gauche si le prolo sait se tenir. Alors tu loues sa faculté d’endurer le sort – sa passivité. Tu appelles dignité sa passivité. » « Bourgeois est celui qui, possédant, a quelque chose à perdre. » Conservateur de lui même, de l’ordre libéral et de sa structure de classes. « Ta transition écologique ne sortira pas du cadre de la croissance et de l’accumulation. (…) Tes disruptions ne feront pas rupture avec la finance. Éventuellement avec ses excès, car oui tu le déplores il y a des excès. Un jour tu moraliseras la capitalisme, ce sera un lundi de Pâques. »
L’argumentation est toujours rigoureusement serrée, copieusement nourrie, extrêmement dense. Si on n’en perd jamais le fil, on revient régulièrement en arrière, s’attarde, pour être certain de n’en rien manquer. Dés lors, résumer appauvrit plus encore que d’ordinaire et la tentation de citer difficile à réfréner.
« L’illusion que tout peut changer est nécessaire pour que rien ne change. L’élection est un mal nécessaire. Un mauvais moment à passer. Tu t’en veux d’angoisser, au bout de deux siècles tu devrais savoir qu’il n’y a rien à craindre. »


À celui qui résout ses contradictions en les annulant et l’accuse d’hypocrisie, d’utopisme, de mensonge, l’auteur répond par une description : « J’ose me compter parmi les rares individus dont la pensée n’est pas la stricte projection de leurs intérêts de classe. » Il explique ses lectures critiques et son corps « où persistent des particules populaires », sa préférence précoce pour la justice à l’ordre, « Antigone avec duvet sous le nez », son train de vie, « très en dessous de son patrimoine », ses idées et ses sensations, « non biaisées par la subordination économique », « restées clairement réfractaires » : « mon habitus non bourgeois prime sur ma condition bourgeoise dans la formation de mon système d’opinion »


Si l'auteur reconnait à son lecteur « une certaine capacité à la nuance », « apanage de qui n’a pas besoin que la pensée se transforme en acte », il note qu’il est toutefois « un intermittent de la nuance » car certains de ses refus, dégoûts, appels, sont absolument sans nuance. De même son penchant pour le doute « loin des excès dogmatiques dèzextrêmes », « car la civilisation européenne, c’est l’examen de soi sans complaisance, c’est la pondération de soi par soi, les Cheyennes et les Incas s’en souviennent », n’exclut pas des « convictions indubitables ». « Tu es extrêmement au centre. »
En vérité, un radical n’est pas plus excessif qu’un centriste. C’est son analyse qui est radical et « le remède radical qu’il préconise est à proportion de la radicalité du problème qu’il pointe ou subit. » Le refus de l’excès relève de l’estimation que le problème n’est pas radical. « La radicalité n’est pas la démesure. Elle est même peut-être la bonne mesure de la situation. » Elle se mesure dans le concret de la situation et pas « dans l’absolu de la psychologie abstraite » .


Vif et vivifiant, cet exercice, périlleux au demeurant, évite autant que possible le piège du manichéisme. Prenant sa propre part de contradiction, François Bégaudeau parvient à s’adresser à (presque) tout le monde, pour peu que l’on accepte un minimum la remise en question, puisque le lecteur qu’il interpelle n’est (presque) personne mais un peu tout le monde. Chacun devrait accepter de prendre également sa part. Il précise d’ailleurs que son livre ne cherche pas à démontrer qu’il a raison face à celui qui a tort mais plutôt à lui montrer qu’il ne pense pas… et à l’y contraindre, à l'obliger à cesser de « penser utile », à commencer à chercher plus loin, à penser contre lui-même. Féroce voire caustique, brillant et bienveillant malgré tout"
https://bibliothequefahrenheit.blogspot.com/2019/03/histoire-de-ta-betise.html#more


"Quel fâcheux, mais quel fâcheux ce Bégaudeau.
Le titre faussement programmatique évoque une promesse pas totalement tenue. L’auteur ne fait pas exactement une Histoire, mais une autopsie. Presque rien ne palpite dans cette bêtise si ce n’est le texte qui en parle.
François Bégaudeau sonde le bourgeois par des biais littéraires qui tiennent aussi de l’adresse, du monologue intérieur, du portrait, du conte, des didascalies d’une classe sociale.
C’est un essai qui n’adopte pas l’écriture disciplinaire avec titres et sous-titres, la lecture n’est pas balisée. Mais il se lit comme une enquête, prend l’apparence d’une conversation, d’une scénette comique, de bâtons rompus, d’une comédie bourgeoise mais aussi du thriller qui s’appelle L’injustice sociale.
La démonstration est redoutable, impossible de ne pas reconnaître la force d’un esprit, sa capacité à traquer une idée, la retourner sur toutes ses faces. C’est oppressant, on est cerné. Du « tu » au « je » François Bégaudeau attaque le sujet et l’objet sur le rythme d’une ritournelle infernale. Cette légèreté est brutale, radicale.
C’est le tour de force énonciatif. Il dit « tu » , parle en face et reste doux. D’ailleurs, il l’annonce, il ne juge pas, ne veut pas juger. « tu n’y es pour rien » et il offre ses bras. C’est noble, sans doute sincère. La caresse avant la cavalerie. Mon œil. On connaît la bête radicale.


Quel fâcheux, mais quel fâcheux ce Bégaudeau.
En sériant son passé d’héritier, son présent conservateur, il déploie la violence permanente du bourgeois qui fera tout pour se préserver, préserver ses intérêts. Sans avoir l’air de le faire, parce que le Bourgeois 2.0 est « cool » et « soft » au point de vivre en moribond. François Bégaudeau reste poli, il dira qu’il est « mou », « liquide » qu’il manque de « vitalité. »
Loin d’assener des leçons, François Bégaudeau use de l’énumération de faits concrets et réels qui écrasent par leur effet d’exhaustivité. Il ne laisse personne indemne même pas lui. Usant de l’autocritique, de la puissance à « penser contre soi », il dépiaute son quotidien et la bourgeoisie inhérente à son histoire, à sa situation sociale, à ses habitus. Son appartement fait 40 m², il l’a payé 295 000 euros avec un apport. Son crédit est bientôt terminé. Il fait son ménage tout seul mais pas souvent. Est épargné son système d’opinion, il est de gauche, radicale.
Et de montrer comment l’on est condescendant à critiquer Nabilla et à aimer Vanessa Paradis, de préférer la beauté de Deneuve à celle de Viard, de montrer comment le culte du mérite scinde le monde entre les pauvres méritants qui cèdent à la compétition libérale et les autres. Que fait-on des autres ? (Qui sont nombreux…)
« L’illusion d’une chance égale achète le silence des perdants. »
Rien n’est épargné même pas cette école républicaine dont on voit au quotidien l’échec à aider les faibles.
« L’école te sert de trieuse, elle est un casting géant, selon un numerus clausus officieux, une poignée de pauvres méritants. »
La guerre sociale n’épargne aucun domaine et qui peut contredire le fait que tout est devenu marchand ? Que la rentabilité et la compétitivité règnent comme modèle absolu, voire comme parangon du bonheur et du bien-être ? C’est sauvage.
« Ta morale grandit à la mesure de ta sauvagerie ».
Le pauvre a le mauvais goût d’être pauvre : il parle mal, il est mal habillé et enfin, il ne peut pas se taire à la fin et accepter son sort comme tout le monde. On aime le pauvre quand il est silencieux, invisible, immobile, pas dangereux. On pleure un peu. « foule sentimentale » et donc complice. C’est désagréable à lire"
https://plumesdailesetmauvaisesgraines.fr/quel-facheux-mais-quel-facheux-ce-begaudeau/


Pour finir, et appuyer son indiscutable démonstration s'il en était vraiment besoin, une brillante joute oratoire chez une radio à priori assez diamétralement opposée à son idéologie politique ou il fait face à trois contradicteurs qu'il réussit à museler grâce à précision et à son sens de la répartie (avouons que la tache n'était pas spécialement ardue face au prétendu journaliste du Figaro qui n'a pas l'air de très bien connaitre ses classiques, tandis que les deux autres donnent tout le sel de l'exercice de par leur volonté de le mettre volontairement et régulièrement en porte à faux par rapport à sa propre situation)
https://www.youtube.com/watch?v=YcWsaNtRHXk
J'aurais pu en choisir d'autres tant sa médiatisation s'est accentuée au moment de la parution de son livre, notamment la fameuse séquence dans l'émission C à vous qui a fait le buzz un peu partout, mais j'ai pensé que celle ci était la plus représentative du "personnage" Bégaudau

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le 4 avr. 2020

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