Je fais à dessein un écho au titre du célèbre roman de Pierre Michon pour intituler ma critique car je note une certaine filiation à la fois thématique et stylistique entre ce dernier et Marie-Hélène Lafon. Ce dernier roman, Histoire du fils m'a également rappelé, ô combien, Maupassant et sa capacité à faire d'un destin particulier une trajectoire universelle, à saisir en quelques pages les ramifications d'une aventure familiale s'étalant sur plusieurs décennies.


Mais Marie-Hélène Lafon ne se contente pas de narrer "une vie" : elle va tresser les destinées de deux familles à travers le personnage d'André, au père inconnu et mère à double fond, entre Cantal, Lot et Paris. Le roman va d'abord remonter les branches des arbres généalogiques paternel et maternel, pour traquer les secrets des aïeux, fixer les rôles et les identités, puis se laissera glisser vers la descendance, qui devra recoller les morceaux d'une histoire parcellaire.


171 pages qui embrassent un siècle.
171 pages d'une dentelle littéraire admirable (superbes antépositions des adjectifs, emploi très subtil des adverbes), soutenue par un art de conteuse comme je les aime-- délicat, pudique, drôle, et tendre comme la vie sait l'être, parfois. Des pages qui m'ont ramenée à cette belle phrase signée Anaïs Barbeau-Lavalette dans La femme qui fuit (encore une histoire de filiation !) :



Nous ne tombons pas du ciel, nous poussons sur notre arbre généalogique.



Si les allées et venues temporelles et les nombreux prénoms que nous offre ce roman rendent parfois la compréhension complexe, il n'en demeure pas moins que le lecteur suit avec passion le parcours de cet André, né d'une mère secrète et évanescente, qui le fit élever par sa sœur Hélène, son mari Léon et leurs filles. André, affectueusement surnommé Dadou est un enfant couvert d'amour que ses sœurs et "parents" adoptifs adorent, qui a de la chance dans son malheur. Les scènes d'enfance sont merveilleusement évoquées et débordent d'un amour pur et frais comme linge séché au grand air. De l'autre côté de la branche généalogique, celle du père fantôme d'André, qui ouvre le roman, les remontées enfantines respirent également les confitures, les jeux dans la rivière et les câlins des bonnes.
Toutefois, la vie n'étant pas, comme chacun sait, un long fleuve tranquille, cette dernière famille n'est pas épargnée par une tragédie initiale dont nous ne connaîtrons les détails qu'à la tout fin du roman et qui pèse sur tout le clan. (Psychogénéalogie, quand tu nous tiens..)


La quête de ces pages, c'est celle d'André qui, bien qu'aimé enfant, puis aimé adulte par sa femme Juliette, n'en demeure pas moins un homme qui ne sait pas vraiment qui il est, qui a des questions sans réponse plein les poches. Et qui est la preuve que l'identité et la filiation sont loin d'être des questions secondaires. Aucun désespoir larmoyant ici, ni auto-apitoiement, simplement une curiosité tenace et bien légitime. D'un point de vue personnel, cette thématique du père biologique (Paul Lachalme) et du père de cœur (Léon) n'est pas étrangère à mon émoi et me montre une fois encore que les livres sont autant de "miroirs de papier", pour reprendre une expression de Michaux. Toutefois le père n'est pas plus mystérieux que la mère au prénom "chanelien", Gabrielle, ses passages en coup de vent dans le Lot, son obscur travail à Paris, ses chapeaux et son parfum capiteux. J'ai été saisie par cette scène de fin, au moment de vider l'appartement de la mère disparue, du fils ouvrant la penderie :



Ils avaient été assaillis par l'immarcescible parfum de Gabrielle, vivace, pimpant, âcre et sucré à la fois, et par cette savante composition de couleurs.



Autre passage qui m'a touchée, cette scène de photos à la fin, où l'on voit que père et fils, Paul et André, bien que ne s'étant jamais connus, se tiennent de la même façon. Que garde-t-on de nos géniteurs ? D'où nous viennent nos attitudes ? A qui ressemblons-nous, parfois sans même le savoir ?


Il appartiendra à la génération suivante
de bouturer les branches généalogiques laissées à l'abandon, de réparer, reconstituer le puzzle entier. Ainsi d'Antoine, le fils d'André et de Juliette, que nous rencontrons à la fin, et qui ouvre la porte au rapprochement définitif des clans. Qui signe l'harmonie enfin retrouvée, le paysage réconcilié au cœur de cette chantante Chanterelle, ce royaume perché.


Last but not least, Marie-Hélène Lafon situe notamment son récit dans le Lot, près du gouffre de Padirac, une région particulièrement chère à mon cœur et qui ne fait que renforcer mon attachement à ce texte absolument remarquable.


Mais au-delà de ces thèmes à la profondeur incommensurable qui interrogent, avec finesse et grâce, les tréfonds et les méandres de notre identité, ce qui (et surtout qui !) nous a faits, Histoire du fils déploie surtout un récit d'une beauté somptueuse, tout en humilité ramassée, d'autant plus poignante qu'elle exprime l'émotion avec une constante pudeur, sans jamais négliger la tendresse des liens, un éclat de lumière vive, un rayon de douceur.


Dire que j'ai été bouleversée au plus profond par ce livre est faible : je m'y suis lue et reconnue comme rarement. Pour cela, un merci infini et une reconnaissance éternelle à Mme Lafon dont je dois et veux désormais tout lire.

BrunePlatine
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Présentement sur mes étagères et Éblouissements littéraires [2020]

Créée

le 27 sept. 2020

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