Emblématique de la démarche ironique et critique de Lucien de Samosate vis-à-vis des philosophes et de la religion de son temps, ce texte met en scène une visite supposée d’Icaroménippe dans le domaine des Dieux.
Icaroménippe présente, de par le nom qu’il porte, quelque ressemblance avec Icare, fils de Dédale, qui s’abîma dans la mer Icarienne pour s’être un peu trop approché du soleil, alors qu’il s’envolait au moyen d’ailes confectionnées par son père, l’architecte du labyrinthe de Minos. En effet, Icaroménippe, archétype des aventuriers de la conquête de l’air, prend son envol vers les cieux après s’être greffé une aile d’aigle et une aile de vautour. Cette dissymétrie va lui valoir quelques déboires.
Quant à « Ménippe » (l’autre moitié du nom du héros), elle peut s’inspirer du nom porté par le philosophe cynique Ménippe de Gadara, antérieur de quatre ou cinq siècles à l’époque de Lucien, célèbre pour ses railleries, et inspirateur d’un genre poético-satirique qui connut son heure de gloire à la Renaissance : la Satire Ménippée.
S’envoler, que ce soit pour aller voir les Dieux ou contempler les bassesses humaines avec du recul, voilà qui peut renvoyer à Cyrano de Bergerac et ses techniques aéronautiques poétiques, ou encore au « Diable Boiteux » de Lesage, qui soulevait les toits pour mieux donner à voir au héros les turpitudes privées qui s’y ourdissaient. Et, bien qu’Icaroménippe nie devant son interlocuteur que son voyage aérien pût n’être qu’un rêve, cette éventualité du voyage auprès des Dieux pendant la nuit peut également évoquer la fable, plus bonhomme, du « Curé de Cucugnan » d’Alphonse Daudet.
Car Icaroménippe finit bien par rencontrer Zeus et tous les Immortels. Il est vrai que ce n’était pas là son unique projet : au départ, notre cosmonaute de pacotille voulait prendre du recul pour observer plus sereinement le fonctionnement du monde, et tenter d’y comprendre quelque chose. Du point de vue de Sirius, comme on dit. Il n’est pas sans intérêt de se rendre compte ce qu’il cherche à élucider : y a-t-il un ordre dans l’univers (« cosmos » ordonné) ? ou bien tous les éléments qui s’y trouvent ne sont-ils qu’un bric-à-brac informe, régi par le hasard ? Visiblement, Icaroménippe penche vers la deuxième option ; mais il se préoccupe également de chercher à expliquer les mécanismes des phénomènes naturels : éclairs, tonnerre, pluie, neige, etc. Ce côté météorologique de la philosophie n’intéresse plus guère Heidegger, Sartre ou Onfray, mais il constituait une interrogation majeure des « physiciens » grecs antiques : expliquer, et maîtriser, les phénomènes naturels. Chacun y allait de son hypothèse explicative – et ces hypothèses étaient parfois farfelues. On se référera aux recueils des fragments des philosophes présocratiques (Anaximandre, Anaximène, Héraclite, etc...), à la « Physique » et aux « Météorologiques » d’Aristote, et, dans le monde romain, aux « Questions Naturelles » de Sénèque.
Mis en présence de tous ces philosophes bavards qui profèrent des explicatives étranges et incohérentes, Icaroménippe cherche à en savoir plus. Il observe, à toutes les distances et à toutes les échelles, le comportement des humains sur Terre, et les actes sordides auxquels se livrent même les plus grands personnages. Cette vision à distance est l’expression on ne peut plus transparente de l’attitude de Lucien, qui se démarque de toute adhésion formelle aux ridicules sociaux pour mieux en rire.
Reçu par les Dieux, Icaroménippe ne peut que constater qu’ils se soucient d’une désaffection croissante des êtres humains à leur égard : moins de fidèles, moins d’actes du culte, moins de sacrifices. Les dieux se comportent en PDG déplorant que leur entreprise religieuse est en crise. On voit Zeus, fonctionnaire de l’Olympe, recevoir à heure fixe, dans la journée, les prières les plus mesquines et les plus contradictoires émanant des humains par l’intermédiaire d’un puits, exauçant les uns, laissant les autres le bec dans l’eau.
En fin de compte, Zeus préside un conseil des dieux, auxquels il annonce qu’en raison du comportement extravagant, hypocrite, inutile et incohérent des philosophes, il a décidé de supprimer ces derniers. Et il mande Icaroménippe pour aller porter sur Terre cette bonne nouvelle.
Entre science-fiction primitive, ironie métaphysique, scepticisme philosophique et satire mordante des vices humains, Lucien offre ici un texte amusant, mais, où, après qu’il ait donné libre cours à sa verve caustique, on ne distingue aucune certitude, aucun projet qui pût viser à améliorer le monde. Les réseaux sociaux actuels, forts en gueule pour caricaturer, critiquer, blesser et agonir d’injures tout un chacun, ne sont pas moins nihilistes...
khorsabad
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le 6 mars 2017

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