Illuminations
8.2
Illuminations

livre de Arthur Rimbaud (1886)

De l'utilité du burnout chez les poètes

Les fragments du feuillet 12 des Illuminations de Rimbaud
http://www.mag4.net/Rimbaud/poesies/Fragments.html
commencent par celui-ci :


Une matinée couverte, en Juillet. Un goût de cendre vole dans l'air ; - une odeur de bois suant dans l'âtre, - les fleurs rouies, - le saccage des promenades, - la bruine des canaux par les champs - pourquoi pas déjà les joujoux et l'encens ?


Un petit parfum d’automne voir du confort de l’hiver, mortifère, les couches culottes rangées avec le linceul.


Rimbaud, dans ce feuillet des Illuminations, en 187? (entre 72 et 75), évoque dans le fragment suivant l'idée d'un poète au comble de son art, ému d'un accomplissement total et superbe : J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; dit-il
des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse.


Paraphrasons encore :


C’est un monde miracle qui surgit. Voilà que l'on a enluminé les lignes imaginaires des constellations, et superbement, singulièrement, rejointes entre elles des étoiles imprévues, comme l'enfant audacieux, affranchi des chiffres de son cahier de points à reliés, a tracé d’inédits segments viriles qui séparent jusqu'aux gémeaux entre eux ; voilà que, aussi, l'on a pu se glisser chez le voisin, et le voisin de la voisine, et le voisin de la voisine du voisin, etc… de fenêtres en fenêtres par la tyrolienne que l'on s'est soi-même tressée, éclatante, pour être tout le temps reçu partout dans l'esprit de fête des décorations de noël, clignotantes mais constantes : rouge... vert... rouge... vert... etc... ; voilà, enfin, que les clochers sont ligotés, dans une position ferme et solide telle que les divers sons de cloches s'entendent maintenant, et s'accordent, en harmonie… c'est un monde miracle que le poète, accompli, constate avoir commis.


Mais alors quoi ? Je danse, dit le poète au bout de son labeur. Comme la reine des neiges en jouissance, libérée délivrée de ses devoirs envers l’humanité, être ultime en mouvement autotélique dans son palais de glace ? Il semble que non, car le poème du poète continue et nous parvient. Soit qu'il se paraphrase astucieusement, alors, et tourne en boucle pour satisfaire encore un peu à la demande (la nôtre, lecteurs)… à force d'être lu, cela dit, ça se verrait… soit qu'il fasse des pauses dans sa danse, sinon, et accouche à l'occasion de quelques vers nouveaux (entre deux pirouettes sur soi) qu'il prend la peine de partager.


Le poème continue donc : et je danse, écrit le poète, oui, puis :


Le haut étang fume continuellement. Quelle sorcière va se dresser sur le couchant blanc? Quelles violettes frondaisons vont descendre ?


Pendant que les fonds publics s'écoulent en fêtes de fraternité, il sonne une cloche de feu rose dans les nuages.


Avivant un agréable goût d'encre de Chine, une poudre noire pleut doucement sur ma veillée. - Je baisse les feux du lustre, je me jette sur le lit, et, tourné du côté de l'ombre, je vous vois, mes filles ! mes reines !


Ainsi, oui, si la Reine des Neiges danse sur les patinoires glissantes et escarpées qu’elle génère de ses propres pouvoirs, le poète, lui (est-il Rimbaud ?), invoque un agréable goût d'encre de Chine, une poudre noire pleut doucement sur ma veillée, c'est du pouvoir des mots qu’il tire un nouveau bout de paysage, un nouveau glissement, un nouveau déséquilibre, simulé, car il continue de danser.


L'étang fume, une sorcière s'invite, l’automne tombe dans une couleur imprévu, un nouveau son de cloche… tant de nouveaux prétextes aux pieds du poète tout-puissant, dérisoires face à l'infini des constellations entières déjà soumises, prétextes-détails dont le poète revendique aussitôt la paternité, puis l'apothéose.
je vous vois, mes filles ! mes reines !


Le poète épanoui ne se sabote plus que brièvement, en vérité, et plus que bien prudemment… chaque perturbation a, aussitôt dite, le droit à sa couronne de mots.
La fleur couronnée
D'une involucre étoilée
Compte ses bractées.


Comme Orphée en confiance, convaincu d’aboutir au seuil de sa mission parachevée, le poète qui tire derrière lui tout un monde de beauté se retourne enthousiasmé (étymologiquement : Dieu en moi), il se retourne sur ce qui le suit hors des ombres, et, ne pouvant s'empêcher de chanter, il ligote, fige, couronne ce qu'il voit bouger, surprend le détail dans son mouvement, l'attrape en flagrant délit de vivre à proximité, trop tard, un, deux, trois, soleil !t'as bougé !, l'enroule sous les cordes et guirlandes de sa poésie omnisciente.


Victime de sa démesure, ayant osé croire achevé par ses soins la description du monde, et même persuadé d'avoir tiré l'amour hors d'affaire, le poète commet encore et encore l'impair d'une pétrification ultime, t'as bougé !, pour ressentir encore et encore l'exaltation que procure en fantasme l'hégémonie du maître du jeu :
je me jette sur le lit, et, tourné du côté de l'ombre, je vous vois, mes filles ! mes reines !
et encore
je vous vois, mes filles ! mes reines !
et encore
je vous vois, mes filles ! mes reines !
etc…


Rimbaud invoque le mythe du poète accompli, dans toute sa superbe qui sent la tragédie : maître de son monde, qui s'impose maintenant à tout ce qui bouge. Tout ce qui bouge se plie à l'image du poète, et se fige pour le poète souverain, souverain à deux doigts d'être le roi des Aulnes.
https://youtu.be/j0N-24NYN3g
En vérité le poète, s'il achève quoi que ce soit, ce n'est qu'au sens de donner métaphoriquement la mort, la mort des images et des idées perdues, que l'œuvre à négligées, et la mort des images et des idées retenues, que l’œuvre à embaumées. La vie préservée, en vérité, est du côté de l'éternel parachevé ; de ce qui organise sa transformation et l’enclenche, avant même d'aboutir, qui trompe la mort de n'être jamais ni entier, ni figé, ni satisfait, etc…


Mais, mettons que le poète s'accomplisse (ce qu'ils font tous, ces inconscients, en écrivant), il lui restera toujours une chose non-achevée, une dernière chose qui résiste, ultime… : lui-même. Les poètes alors, fous qu’ils sont, cherchent des solutions, soit fantasmées, soit tout à fait appliquées.


Une saison en enfer (qui fut vraisemblablement écrit après les Illuminations) se termine sur le choix d'un Adieu (vraisemblablement le dernier poème de Rimbaud), un adieu à la poésie, vers autre chose :


Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d'or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J'ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée !
Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !
Suis-je trompé ? la charité serait-elle sœur de la mort, pour moi ?
Enfin, je demanderai pardon pour m'être nourri de mensonge. Et allons.
Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ?


À un grand poète du siècle suivant de l'interrompre, de le secourir pourrait-il même sembler, avant que ça ne tourne mal ; un grand poète qui connait bien le désir d'être crucifié, désir comme un PTSD, désir d'exploser encore pour renaître autre, qui a déjà fait l'expérience de la mort imminente et de la perte d'un membre, de sa main d'écriture, lui dont le faux-nom renvoie à la braise et aux cendres :


L’écriture est un incendie qui embrase un grand remue-ménage d’idées et qui fait flamboyer des associations d’images avant de les réduire en braises crépitantes et en cendres retombantes. Mais si la flamme déclenche l’alerte, la spontanéité du feu reste mystérieuse. Car écrire c’est brûler vif, mais c’est aussi renaître de ses cendres.
Où ne crois-tu pas, tout simplement, que les marins comme les poètes sont beaucoup trop sensibles à la magie d’un clair de lune et à la destinée qui semble nous venir des étoiles, sur mer, sur terre, ou entre les pages d’un livre quand nous baissons enfin les yeux et nous détournons du ciel, toi, le marin, moi, le poète, que tu écris et que j’écris, en proie à une idée fixe ou victimes d’une déformation professionnelle ?

Avec ma main amie
Blaise Cendrars.


Aix-en-Provence, le 21 août 1943.


(L'homme foudroyé, premier recueil je crois des mémoires de Blaise Cendrars)


Fascinante réapparition de cette main amie que Rimbaud sollicitait soixante-dix ans plus tôt, dans son désir de devenir paysan.


Sauvetage par le burnout organisé, en deux temps.


Premier paragraphe. Brûler pour renaître, le burnout quotidien du poète, dans une terrible et incessante succession de combustions, une quête de réinvention en butée sur le doute de l'ego récalcitrant, quitte à ce que l’on y croit à force plus qu'à moitié. C'est déjà beaucoup : la moitié de croire, c’est peut-être tout ce qu’il y a à croire.


Deuxième paragraphe, douter du caractère divin de ce feu qui nous brûle, comme une suggestion à se détourner, non pas de la poésie, mais des constellations, pour un retour au sol, à la mer, à l'épreuve du monde. Être poète les pieds sur terre, marin, citadin ou paysan.

Vernon79
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le 18 sept. 2019

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