Immortelle randonnée, Compostelle malgré moi par abarguillet

Le phénomène pèlerin frappe dès l'abord par son caractère universel. On pèlerine depuis la nuit des temps et si l'on cherche un peu nous trouvons des traces de pèlerinage dès le IIe millénaire av. J.C., en Crète notamment. La nécessité de s'attirer la bienveillance des dieux incitait les communautés paysannes à s'égrener dans la campagne le long d'itinéraires immuables. Plus tard, il y eut les rassemblements celtiques de la forêt des Carnutes, ceux de Delphes et Délos où l'on honorait Apollon, de Dodone où l'on rendait un oracle de Zeus, enfin d'Epidaure où les malades suppliaient Asclépios de les guérir. Le Christianisme latin perpétuera cette tradition avec les pèlerinages de Terre sainte, de Rome et de Saint-Jacques-de-Compostelle. Et heureuse coïncidence, l'âge d'or du pèlerinage de Compostelle aux XIe et XIIe siècles se confondra avec l'apogée de l'art roman. Ce sera ainsi tout au long de cette route, se déroulant comme les boules d'une chapelet, des édifices admirables comme Notre-Dame du Puy et sa Vierge noire, Sainte-Foy de Conques, Saint-Pierre de Moissac auxquels on peut ajouter Notre-Dame de Rocamadour en moyennant un détour, ce, dans une commune vision spirituelle qui s'est toujours adaptée au génie propre des lieux.
Tombé en désuétude au XIXe siècle, celui de Compostelle connait depuis une trentaine d'années une renaissance spectaculaire, attirant des foules de plus en plus nombreuses et représentant pour chacun de ceux qui l'emprunte une véritable rupture avec la modernité, questionnement d'abord, réponse probable à une attente profonde que le monde contemporain ne parvient plus à satisfaire. A l'heure où la mondialisation est vécue comme une uniformisation inquiétante, ce pèlerinage permet de redécouvrir un patrimoine exceptionnel et de se ré-approprier sa propre histoire, en réponse à la fameuse injonction : Deviens ce que tu es ! Ce sont de telles motivations qui ont incité Jean-Christophe Rufin, médecin, romancier, ancien ambassadeur et académicien à s'engager un jour, sac au dos, sur les 850 km qui séparent Hendaye de la place del Obradoiro.

Dans "Immortelle randonnée - Compostelle malgré moi", grand succès de librairie, l'écrivain retrace ce que fut pour lui ce pèlerinage, quelles furent ses motivations, pour quelle raison profonde il a souhaité emprunter le Camino del Norte et qu'est-ce qui distingue pour lui la route du Chemin qu'il écrit avec une majuscule. La majuscule, répond-t-il, transforme ce nom commun en nom propre, celui d'une personne et c'est ainsi que je le conçois, une route ne mène nulle part et partout, le chemin est un vecteur, il comporte un début et une fin, même si le point d'arrivée ne constitue pas une fin en soi. L'idée première est celle du dépouillement, pour ne pas dire dénuement, une façon de se désencombrer, de s'alléger le plus possible, de se délivrer d'une accumulation d'honneurs qui commençaient à sentir le sapin.La peur aussi de s'installer, de s'enliser dans des routines qui vous emprisonnent progressivement et, ainsi, repartir à zéro et inscrire les choses dans un temps qui soit celui de la renaissance. Néanmoins, et l'auteur insiste sur ce point, vous ne faites que quitter le domaine du rêve pour entrer dans celui de la réalité. Dès lors, le Chemin apparait pour ce qu'il est : un chemin, voilà tout. Il monte, il descend, il donne soif, il est bien ou mal indiqué. Ce n'est plus qu'un long ruban d'efforts qui se déroule à travers un paysage abimé par la modernité, jalonné de banlieues grises et d'autoroutes bitumées.

Mais une fois passée cette phase de désenchantement, Rufin nous rappelle que le pèlerinage n'est pas un phénomène univoque. A l'heure de l'uniformisation, chacun s'y épanouit individuellement. D'autre part, sans l'humour, le pèlerinage aurait quelque chose de fastidieux. Tout au contraire, celui-ci prédispose à l'aventure et au rire. Ce sont en permanence des surprises que l'auteur découvre d'un oeil amusé et nous fait partager joyeusement. La solitude lui était néanmoins nécessaire afin d'éviter le côté randonnée. C'est la raison qui lui a fait choisir le chemin du Nord, le moins fréquenté, celui qui longe l'Atlantique. La solitude y est plus grande et on s'y imprègne davantage du nouvel état d'errance et de dénuement que souhaitait Jean-Chistophe Rufin. Ainsi devient-on plus sensible aux autres, à la nature, aux forces spirituelles. On y apprend l'attente et la patience, qualités qui manquent le plus à notre société. Par ailleurs, le Chemin efface la rigide enveloppe qui entoure les choses et les sépare de notre conscience. La grande leçon du pèlerinage, c'est le travail du temps sur nous, écrit l'auteur. Il faut que cela passe par le corps, par le tamis du temps, ce qui me fait dire que le Chemin est une alchimie du temps sur l'âme. Mais ce n'est pas un chemin de Damas. Le pèlerinage ne m'a pas converti, le Chemin ne vous donne pas la foi, il la révèle ou l'épanouit, il ne l'impose pas.

Au départ, je n'imaginais pas coucher sur le papier cette expérience, avoue l'écrivain. Il ne s'agit pas d'un livre confessionnel, je ne prêche pour aucune paroisse. Je décris simplement le pèlerinage à travers une approche existentielle et phénoménologique. A partir de là, tout le monde peut s'identifier. Ce qui ressort de cette aventure, c'est que l'on élimine beaucoup d'objets, de projets, de contraintes. On s'allège de manière à pouvoir porter avec soi la mochila ( le sac à dos ) de son existence. Telle est la philosophie qu'il faut retenir de cette " immortelle randonnée " : choisir de rester en compagnie de soi-même.

* Immortelle randonnée - Compostelle malgré moi de Jean-Chistophe RUFIN Ed. Guérin - 272 pages - 19,50 euros
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le 28 août 2013

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