Iphigénies.

Le titre résume le problème principal que j'ai avec cette pièce. Mais je vais développer.
Qu'on s'entende, Iphigénie, c'est une jolie tragédie. Mais elle est d'autant plus douloureuse qu'elle est juste bonne, alors que les autres pièces de Racine, à l'exception de sa première, sont excellentes, voire sont des chefs-d’œuvre. Racine a déjà écrit Bajazet ou Andromaque, par exemple ! C'est pour cela qu'il est d'autant plus inacceptable que le personnage d'Eriphile ait été traité de la sorte. Certes, on voit l'ébauche de ce qu'ont été Hermione et Roxane, et de ce que sera Phèdre... Mais à ce moment-là, l'auteur a déjà maintes et maintes fois montré son excellence ! Il ne peut plus rester dans l'ébauche.
On s'étonne, par ailleurs, globalement de la fadeur des personnages. Agamemnon n'est qu'un Néron en moins bien, Achille n'a pas vraiment de saveur, Ulysse se fait oublier... Reste encore à parler de deux personnages, heureusement plus réussis : Iphigénie et Clytemnestre. D'aucuns diront qu'Iphigénie est fade, mais je ne le crois pas. Elle apparaît plutôt comme un personnage mû par un profond respect envers les dieux et son père, au point même de faire une abnégation totale. Ces vers ne sont-ils pas troublants :

Et je crois que la pauvre se coltine la même réputation que la Cendrillon de Disney : non, elle n'est pas une demeurée qui ne comprend pas son sort ou qui n'est pas capable d'opposer résistance. C'est un personnage qui a pleinement conscience de toute l'horreur de sa situation et qui accepte de l'épouser : Cendrillon, car elle refuse de se laisser abattre, de perdre la guerre morale, et parce qu'elle croit en ses rêves ; Iphigénie, parce qu'elle sait ce qu'elle doit à son père et aux caprices des dieux. Et c'est sûrement elle qui a la réflexion la plus sage de la pièce :

Et pourquoi voulez-vous qu'inhumain et barbare,
Il ne gémisse pas du coup qu'on me prépare ?
Quel père de son sang se plaît à se priver ?
Pourquoi me perdrait-il, s'il pouvait me sauver ?
J'ai vu, n'en doutez point, ses larmes se répandre.
Faut-il le condamner avant que de l'entendre ?

Clytemnestre est un personnage vraiment réussi. C'est le seul personnage qui hurle à Agamemnon l'ignominie de son acte, dans une tirade fort bien pensée et fort prenante. Quand Agamemnon explique avoir accepté de sacrifier sa fille à cause de la pression politique, elle n'hésite pas à lui dire :

(Au demeurant, si vous ne connaissez pas la tragédie Atrée et Thyeste de Crébillon, allez la lire, c'est pas mal ; et le coup de théâtre est, certes gore, mais saisissant).

La pièce s'achève sur un Deus ex machina raté. Je veux dire, celui qui fait : "Oh ! comme par hasard !" D'autant plus que, dans la poésie dramatique classique, un Deus ex machina est un coup de théâtre. Et c'est raté. Molière, dans son Ecole des femmes, le fait bien mieux.

Malgré tout, pourquoi une note si haute ? Parce que c'est loin d'être une catastrophe : on s'étonne des défauts parce que c'est Racine. Effectivement, force est de constater que cette pièce fait partie des plus faibles de Racine. Mais c'est, par exemple, bien meilleur que les pièces les plus faibles de Corneille. Et même en comparaison à ses contemporains, cette pièce est bonne. Mais quand on a lu tout ce que Racine a fait avant, on s'étonne qu'il ait atteint un tel niveau, surtout quand ses dernières pièces frisaient le génie. Et, si on veut vraiment justifier une telle note, Racine nous livre un argument toujours infaillible, sauf lorsqu'on parle de La Thébaïde : sa plume ! Certes, elle est moins forte, et peut-être moins mémorable qu'à l'accoutumée ; mais franchement, qu'elle est excellente !

In fine, j'ose croire que c'est un passage à vide de Racine, que c'est une erreur de parcours, comme il en commettra une dernière avec Esther. Et je n'ai sûrement pas tort : après Iphigénie, Racine ne publie aucune pièce, pendant trois ans. Le 1er Janvier 1677, il fait jouer sa meilleure pièce, et plus encore, la meilleure pièce du théâtre français, et j'ose dire, du théâtre, toutes époques confondues : Phèdre. Alors lisez Iphigénie avec un peu de clémence. Voyez-y un auteur qui s'est permis d'être un peu moins bon sur une seule pièce alors qu'il avait, à l'exception de sa première pièce (mais bon, Racine n'est pas de ceux qui pour leurs coups d'essai veulent des coups de maître), fait un quasiment sans-faute. Après Iphigénie, dites-vous qu'il restera trois pièces à lire de Racine. Si Esther souffre d'un manque d'enjeux crédibles, force est de constater que vous serez charmé par le vent de nouveauté qu'elle apporte à l'esthétique racinienne. Mais, surtout, surtout, avant et après Esther, il y a respectivement Phèdre et Athalie. La première est un véritable bijou, une pièce qui n'aura cessé d'être admirée au fil des siècles, et la seconde est, certes moins connue, mais décrite par Voltaire comme : "Chef-d’œuvre de l'esprit humain".

Pour Iphigénie, Jean, ne t'en fais pas, ce n'est pas grave !