Janua Vera



Je vais commencer par les qualités indéniables de Janua Vera :
Le roman est très bien écrit. J'ai souvent du mal avec les auteurs de fantasy français, ceux que j'ai lu ayant souvent tendance à être grandiloquents jusqu'au ridicule (je pense à J.P. Andrevon et M. Robert par exemple). Ici, Jaworski a également un style très sophistiqué mais jamais caricatural, très fluide, et il ne privilégie pas la forme au détriment du fond.
Le format « nouvelle » marche très bien avec la fantasy par ailleurs classique de l'auteur. Le monde est bateau au possible mais il arrive à détourner ce manque d'originalité par des chutes souvent inattendues, par exemple sur les nouvelles « Janua Vera » et « une offrande très précieuse ». Si on reste dans un univers typique, certaines histoires sont ainsi très rafraîchissantes.


Néanmoins, rarement de quoi sauter au plafond. D'une part parce que l'univers est classique, d'autre part parce que les histoires ne sont pas toujours très inventives. C'est sympathique sans plus.
Je lui aurais mis la note de 7 toutefois, un « très bien, à conseiller, mais juste ça va pas vous défriser non plus », avec les deux nouvelles susmentionnées valant même un bon 8.
Mais le sexisme omniprésent me fait descendre la note de deux points.


Il n'y a que deux personnages féminins importants dans le récit : Suzelle, qui est le personnage principal de la nouvelle « le conte de Suzelle » et la baronne de Bregor, l'un des personnages importants de la nouvelle « le service des dames ». Je ne compte pas l'esprit de la forêt de la nouvelle « une offrande très précieuse » qui, s'il est très présent, n'est pas un personnage mais un outil narratif.
Les femmes en général sont :



  • inexistantes (« jour de guigne » , « le confident »).

  • présentes pour servir aux personnages masculins, sans avoir d'existence propre (« Janua Vera », « une
    offrande très précieuse »).

  • là uniquement pour être jolies et sans avoir une existence propre (« mauvaise donne », « un amour dévorant »).


Suzelle est l'une des seules à avoir une histoire à elle. Sauf qu'elle ne vit que pour un homme qu'elle a rencontré 10 minutes quand elle était petite et ne prend jamais une décision de toute la nouvelle. Elle pleurniche un peu quand on veut la marier, mais cède, et finalement s’accommode très bien de la situation. Si elle est très passive, elle fait deux choses dans l'histoire : aller au ru dans l'espoir de retrouver un homme, soutenir son fils dans son projet de devenir soldat puis demander des nouvelles de lui. Ses objectifs sont à chaque fois reliés à un homme, donc.


Mais si toutes les nouvelles sont sexistes au moins par désintérêt de l'auteur pour les femmes dans ses histoires, « le service des dames » est activement misogyne. Ici nous avons la seule femme qui a une ambition propre et déploie de quoi la satisfaire. Bien sûr le moyen, ça reste déléguer l'opération à un homme, on va pas non plus la rendre trop autonome, déjà elle a des idées c'est bien. Il se trouve que la baronne ment au chevalier qu'elle engage, que celui-ci apprend qu'il a été dupé et humilie la femme (elle se retrouve au sol, à moitié nue, c'est symboliquement très chargé). C'est d'ailleurs l'une des nouvelles les moins intéressantes, puisque c'est uniquement l'histoire d'une femme qui fait quelque chose mais qui est fourbe, et reçoit donc une punition. Le titre de la nouvelle est en plus un général LE service des dames, comme si écouter les femmes menait forcément à ce type de problèmes. Elles feraient bien mieux de pas la ramener, comme la gentille épouse de l'homme tué dans l'histoire.
Finalement la seule femme qui tente d'être un personnage est punie pour ça.


Je termine enfin sur la nouvelle « un amour dévorant » qui est un peu ambiguë, mais qui a potentiellement une lecture anti-féministe là aussi. Deux fantômes terrorisent un village, blessent ses habitants et cherchent une femme. On découvre que les deux hommes se disputaient la femme et celle-ci ayant disparu, ils sont restés la chercher. La femme n'est pas forcément placée comme responsable des troubles de ce village, ce serait plutôt les deux hommes qui seraient en tort. En effet, on les décrit comme cruels, et ils avaient l'intention de violer la femme, pas la séduire.
Cependant la beauté de la femme est constamment mise en avant et la responsabilité du maléfice est du coup mise sur son dos : c'était la plus belle femme imaginable, « stupéfiante », on parle même de « beauté dangereuse ».
Le gros problème avec cette nouvelle, c'est aussi et surtout son titre : « un amour dévorant », qui n'a rien à voir avec le propos. Je ne sais pas si c'est la manière de qualifier la préméditation de viol des persos masculins, ce serait évidemment atroce.


Pour la place des femmes dans l'univers, on pourrait arguer que la fantasy s'inspire des sociétés médiévales, et que ceci est donc cohérent même si on peut tout autant imaginer une fantasy dans un monde égalitaire. On ne peut pas qualifier Mad Men de sexiste pour, et seulement pour, le sexisme de la société qui y est dépeinte, ce serait absurde.
Tout à fait, mais univers sexiste ne veut pas forcément dire oeuvre sexiste. Jaworski est même très ouvertement misogyne à cause de la nouvelle « le service des dames » et excuserait le viol qui serait un peu la faute des femmes quand même dans la nouvelle « un amour dévorant ».
Si on fait le choix de nos jours de retranscrire un passé sexiste, on doit traiter la question et pas simplement reproduire le sexisme dans la fantasy parce que c'est pittoresque. Non c'est problématique et doit être mis en scène en prenant en compte que c'est problématique.
Un exemple d'univers sexiste un peu plus intéressant, ce serait « le trône de fer » de G.R.R. Martin : les femmes n'ont pas les mêmes droits que les hommes à Westeros c'est certain mais évidemment elles ont malgré tout une substance propre, elles peuvent être des personnages à part entière et elles peuvent même se battre pour améliorer leur condition, avec des armes traditionnellement féminines ET traditionnellement masculines.


Pour Jaworski, une femme ne peut pas être un personnage.

Mhars
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le 28 janv. 2013

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Mhars

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