Jude l'obscur
8.1
Jude l'obscur

livre de Thomas Hardy (1896)

Six mots, griffonnés par une main enfantine, et laissés sur le coin d'une table : "Parce que nous sommes trop nombreux" ; six mots qui résonnent, une fois lus, à travers chaque ligne du livre ; six mots qui sonnent comme un douloureux rappel des théories malthusiennes.

Après avoir critiqué Niels Lyhne sous l'angle d'un Job désabusé, me voici à entamer celle de Jude l'Iscariote - à croire que se sont attachés à moi ces malheureux renonciateurs, ces hommes qui préfèrent subir que de se plier à la volonté divine.
Comme son compatriote scandinave, il n'aura pas eu la vie facile ce bon Jude et ces ambitions intellectuelles et théologiques auront bien du mal à résister à l'inéluctable destin associé à sa naissance. Dans cette société pourtant bouillonnante et portée vers l'avant, Jude ne pourra adopter qu'une trajectoire circulaire, symbolisée par les titres des chapitres jalonnant le livre ; avec un Westminster et son centre universitaire comme objectif et comme rédemption, notre héros faillira pourtant au destin qu'il s'était imaginé, passant d'une périphérie à une autre, d'un village à l'autre, s'éloignant toujours un peu plus de cette cristallisation intellectuelle qui guidait jusqu'alors ses pas. Il ne mettra qu'à deux reprises les pieds sur cette Terre Sainte, mais devra se contenter là encore des seuls faubourgs périphériques crasseux de la ville, apercevant par les fenêtre miteuses, au travers de descriptions déchirantes, les pierres usées mais tellement nobles des universités tant convoitées.

Il ne manquera pourtant pas de talent et de volonté notre ami, quoique peut-être un peu trop porté sur la gente féminine - mais qui peut l'en blâmer? Hardy se fait pourtant un malin plaisir à opposer la condition bestiale et crasseuse de son protagoniste à la pureté asexuelle de ses ambitions. Lors d'une scène que j'aime à considérer comme fondamentale dans l'intrigue, Jude, voulant réciter à un public médisant le Credo en Latin, ne pourra hélas aller au-delà de quelques maigres lignes rabâchées la langue pâteuse d'un trop d'alcool. Tel le cancre de la classe, qui appelé par le maître à monter sur le pupitre pour réciter sa poésie, ne peut en marmonner que quelques vers ; bien trop occupé qu'il était, à la récréation, à regarder sous les jupes des fillettes.
Le lecteur, d'ailleurs, découvrira les ambitions de Jude non sans sentir se pointer au bout de ses lèvres le début d'un sourire sarcastique ; car on peut s'empêcher de deviner le caractère fatal de la trajectoire entreprise par le héros, le caractère presque comique de ce paysan qui veut se faire plus pur qu'un Cardinal. Hardy, avec malice, nous rend complices de cette médisance, de ce quasi-mépris envers le brave Jude qui voudrait, par la seule force de sa seule volonté, changer le cours des choses et du monde.

Jude paraît, au fil des lignes, comme un vulgaire porc doté d'une conscience un peu trop humaine ; la rencontre avec Arabella est éminemment cruelle, de par la signification à laquelle elle renvoie - ce n'est qu'après avoir reçu en pleine tête le pénis d'un porc récemment meurtri par la belle que Jude sort de ses rêveries spirituelles, et rencontre celle qui sera, à son grand malheur, sa première femme. Symbolisme, quand tu nous tiens.
Jude le sensuel, qui non content de vouloir défier la nature même de sa condition sociale, mettre également au défi les lois incestuelles en tentant de conquérir le cœur de sa cousine Sue.

Il n'en fallait pas plus pour réveiller la Norme, celle qui s'emploie avec une majuscule, celle qui, qu'elle ait son origine dans une volonté divine ou naturelle, s'efforce pourtant d'imposer aux hommes des lois ineffables, dictant leurs comportements et leurs désirs.
Si Jude en avait décidé autrement, si Jude, dans sa bravoure, avait voulu dépasser ce déterminisme immobile ; l'histoire nous dira, hélas, que la Norme est toujours gagnante. Les premières lignes de ma critique renvoie dès lors à ce retour à la norme, à ce châtiment qui n'a d'autre but que de remettre les choses en ordre.
Jude l'Iscariote n'est pas notre héros, ou plutôt si - mais sa descendance. Cet enfant non-désiré quoique (semble-t-il) consommé dans les liens du mariage ; cet enfant qui apparaît dans la vie de Jude au moment où il semblait avoir vaincu certaines des forces qui l'avaient jusqu'ici assommé ; cet enfant bien trop silencieux, bien trop déconnecté du réel pour être, au fond, réel ; pour n'être autre chose qu'un signe annonciateur, qu'un dernier avertissement.

Jude Jr. le traître, l'Iscariote qui dénoncera aux yeux aveugles de nos protagonistes l'irrégularité de leur situation. Cet enfant, pourtant innocent comme ils le sont tous, qui sacrifiera sa vie et celle de ses demi-frères pour racheter les péchés de ses parents, dans une scène bouleversante de sobriété. "Parce que nous sommes trop nombreux" - trop nombreux à vivre hors de la Norme, hors des liens sacrés du mariage que Jude et Sue pensaient pouvoir feindre aux yeux de la société ; mais le pouvaient-ils le cacher de l'omniscience divine?

Tout le paradoxe du livre tient ici : c'est la propre chair de Jude qui le trahit, sa propre chair qui agit en Iscariote pour dénoncer les contradictions de la vie menée par son père - cette trahison porte pourtant les signes d'un sacrifice chrétien, du sacrifice de l'innocence au prix de la rédemption des pêcheurs.
Mingus
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Créée

le 26 nov. 2013

Modifiée

le 28 nov. 2013

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Mingus

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