Flashback, fondu au noir, tarte à la myrtille : je surfe sur internet à la recherche de documents un peu pointus pour nourrir mon ouvrage analytique en quatre volumes sur les chatons mignons qui font des bêtises dans l'appartement, j'en suis au moins à ma quatorzième vidéo d'affilée (bénis soient les algorithmes Youtube), un corgi qui essaie laborieusement d'enjamber une barrière (oui, je compte les corgis comme des chatons, on ne me fera pas croire que ce sont des chiens), et là, je tombe par hasard (mais le hasard existe-t-il seulement, sur internet ? Et s'il n'existe pas, pourquoi est-ce que je reçois toutes ces propositions de sexe tarifé dans ma boîte mail ? Vous avez deux heures) sur le résumé du premier tome des aventures de Thursday Next - et comme n'importe quel gens de goût (que je feins d'être à la perfection), ce fut le coup de coeur immédiat.
"Comment ai-je pu passer à côté d'un truc pareil ?", me suis-je exclamé avec emphase (et même que dans ma tête, ça sonnait à la William Shakespeare - qu'il eût existé ou non).
Des dodos, des bouquins et le quatrième mur en pièces comme à Berlin, ça paraissait trop beau pour être vrai, il y avait forcément un piège, mon sens de lecteur était en alerte. Mais j'ai voulu y croire alors j'ai commandé le livre (à mon libraire, pour rendre Amazon jaloux et mieux pouvoir coucher avec lui plus tard).
Mo-nu-men-tale-er-reur-!
A peine réceptionné, j'ouvre le machin et là, c'est direct la douche froide, avec le robinet pété et l'eau qui ruisselle à grosse goûte sur mon crâne dépité : une narration à l'imparfait et à la première personne du singulier, le stratagème préféré des auteurs feignants qui n'ont pas trop envie de se lancer dans des descriptions ampoulées (que personne n'a envie de lire non plus), ni d'approcher un effet de style de trop près des fois que ça mordrait, ces petites saloperies - et oui, c'est vrai, il y a des exceptions mais comme leur nom l'indique, ce sont des exceptions.
L'Affaire Jane Eyre sera-t-elle de celles-là ?
Pas de suspens ici (pas plus que dans l'ouvrage sus-mentionné).
Hélas, cent fois hélas. Ce premier tome des aventures de Jeudi Suivant (en anglais dans le texte) n'est ni l'affaire du siècle, ni une affaire qui marche, ni une affaire rondement menée, ni même une bonne affaire.
Oh ça, il ne manque pas d'idées, pourtant : comme si Doctor Who et Dirk Gently avaient fait des galipettes et avaient eu une fille dans la foulée (forcément légitime, avec deux papas de cette envergure), ça fuse, ça foisonne, ça fusionne, ça part dans tous les sens et oui, absolument, il y a un gros paquet de bonnes idées par page (quelques mauvaises aussi dans le lot, mais il paraît que c'est la faute aux probabilités), d'où cette note de quatre étoiles malgré tout.
Sauf qu'aucune de ces idées n'est exploitée de manière convenable, voire exploitée du tout. D'où cette note de quatre étoile itou. La plupart du temps, les malheureuses sont juste balancées à la volée, traitées sur deux ou trois lignes rachitiques, puis évacuées manu-militari (foutue guerre de Crimée) pour faire place à l'idée suivante. On visite le petit monde prometteur des Littératecs comme la Grèce des tour operator low-cost : on passe beaucoup de temps au bar, on voit des ruines de loin et on en reste là. Avec, en prime, la désagréable impression que tout ça se destine d'emblée à un avenir sur grand écran ou en série TV (dont on s'étonnera d'ailleurs qu'à ce jour, il n'ait jamais été concrétisé).
Et puis surtout, c'est mal écrit.
Oh, pas mal écrit-mal écrit, je me comprends (et à ce stade, je dois bien être le seul). Disons plutôt : plat, maladroit, sans fioritures ni ambition lettrées (un comble, vu le sujet), des fois qu'on pourrait perdre le lectorat sur une métaphore mal placée ou sur de l'émotion qui tâche. Alors que le fond ne cesse de vous jeter son ambition au visage (la comparaison avec les écrits de Douglas Adams, Terry Pratchett ou Neil Gaiman est inévitable), la forme est au niveau bit lit, c'est dire si la comparaison tourne court et à son désavantage.
Mention spéciale aux dialogues, systématiquement mauvais (parfois jusqu'à la gêne, à grands renforts de répliques "pour faire genre" qui tombent à plat et se roulent elles-mêmes dessus au 4x4, puis repassent en marche arrière au cas où), et à un récit structuré au fur et à mesure et sans le moindre souci de cohérence narrative, au fil de rebondissements échevelés et de facilités scénaristiques grossières façon Deus Ex Machina-à-écrire (et non, je vous arrête, ce n'est pas totalement voulu, et rarement maîtrisé). Même le titre est mal choisi puisqu'il n'est question de Jane Eyre que dans le dernier quart du livre, ce qui transforme ledit titre en spoiler de luxe qui s'ignore.
De telle sorte qu'après avoir refermé le livre sans avoir jamais éprouvé la moindre exaltation, hilarité, angoisse ou sympathie, j'hésitais à passer directement au dernier tome en date, histoire de voir de mes yeux voir si Jasper Fford a consenti à faire le moindre progrès du côté de la plume, mais comme il y a un vieux dicton éditorial qui dit "qu'on ne change pas une recette qui marche", ces foutues probas jouent contre lui, je vais plutôt aller donner sa chance à du Léa Silhol.
Next, comme dirait l'autre.
En conclusion : si vous hésitez entre les aventures de Thursday Next et celles de Percy Jackson ou de Bella Swan, choisissez Thursday Next, ça vous agitera un peu les neurones quand même.
Dans le cas contraire, lisez plutôt les auteurs mentionnés plus haut, voire certaines novélisations de Doctor Who jadis publiées chez nous aux éditions Milady, il y en a des plutôt sympas. Et tant pis pour les dodos.