Qu'est ce qui fait un roman ?
Un texte ? Une œuvre ?

C'est un jeu complexe de réponses et de retours à toutes les incessantes projections de soi que l'on envoie vers cette sphère imaginaire qui constitue l'univers de l’œuvre.

Un « bon roman », c'est somme toute infiniment relatif, et c'est là qu'on comprend ce qu'est la subjectivité en matière d'appréciation de l'art : comment un objet, aussi entier soit-il (ou peut-être, justement parce qu'il est entier), pourrait s'accorder sur toutes les personnalités qui le lisent ? Comment pourrait-il dire « oui », ou « non », ou simplement répondre uniformément à toutes les questions qui lui sont posées, autant de questions qu'il y a de mots, de groupes de mots, de lettres, qui font sens comme de petites bulles éclateraient, dans chaque esprit qui se grise même une minute en sa compagnie ?

Voilà, seulement c'est sans compter la part d'objectivité qui se tisse pernicieusement dans la subjectivité de chacun.
L'objectivité, entre autres choses, c'est la part de l'auteur, celle qui est donnée, celle qu'on ne peut changer, qu'on peut seulement interpréter. Le poïétique est gravé dans chaque ligne de l'objet-livre, et toute notre marge – immense ! – se résume à construire sur ce qui est, suivant les styles, posé, jeté, équilibré, ou, comme dans le cas de Lawrence, furtivement offert.

Cet auteur me fait l'effet d'un oiseau. Est-ce à cause de son affection pour le paon (« Le paon blanc », ou la merveilleuse nouvelle « Un paon en hiver ») que cette image me vient ?
Toujours est-il qu'il a, dans ses manières de poser ou construire ses situations, quelque chose d'un oiseau, un petit volatil de nos forêts, non domestiqué sans être parfaitement sauvage, qui préfère l'agitation tranquille des sous-bois aux grands ciels, le plumage un peu terne, une petite tête espiègle et nostalgique. Ça c'est mon Lawrence.
Le picoreur se pose sur les questions que je lui envoie en le lisant, chante doucement quelque chose que l'universalité du musical me permet de comprendre, mais que tout l'ineffable qui le compose m'empêche de traduire.

Le style de cet auteur, c'est un peu ça. Il ne cherche pas à satisfaire, il ne vise pas la plénitude, nous laisse « quelque part dans l'inachevé ». Soyons franc, assez souvent, on est en état de manque, perdu. On cherche une barrière, quelque chose de lumineux. Mais tout a toujours un parfum un peu gris, une odeur trouble que l'on peine à sentir.
Et quelques fois, une fulgurance, une phrase qu'on relit quatre fois, comme si la finesse de sa pensée et de son style nous empêchait de la discerner sur le papier.

Et c'est la partie que je m'explique le moins, mais l'alchimie de ces différents rythmes, des plaines longées par d'improbables précipices, amène une réaction chimique parfaitement inattendue, comme ce charbon que Sir Clifford voudrait bien transformer. Un équilibre subtil de styles, une symphonie (sym = ensemble ; phonia = son) rythmique.
Le jaillissement d'une pensée, d'un sentiment, répond toujours à des états que l'auteur donne dans cette image parfaite : « le temps passait comme avance une pendule : il est huit heure et demie au lieu de sept heure et demie ».
C'est ce que Aunbrey explique dans son second paragraphe. Il plane une terrible absence de but sur ce monde, une vacuité finale que l'on sent dès les premières lignes. Et certains s'ennuieront, à n'en pas douter, mais je n'ai aucun doute qu'une armée d'autres sauront se couler dans ce rythme que je ne pourrais qualifier, qu'on ne peut s'imaginer, qu'en chargeant le mot « fade » d'une connotation positive extrême [en note : penser à lire enfin « Éloge de la fadeur »]. Lorsque j'écris ce mot en pensant à ce livre, je le prononce mentalement avec une intensité dramatique, une ferveur un peu craintive qui lui donne un sens complètement nouveau. Je le prononce presque comme je le prononcerais si je devais parler du Requiem de Fauré.
Ça me rappelle Nietzsche dans le Gai Savoir (§150), que je vous cite ici sous forme raccourcie : « Doit-on donc, pour posséder une vertu, vouloir la posséder précisément sous sa forme la plus brutale ? […] Une vertu qui exerce un tel effet, je la qualifie de brutale ».
Divine faiblesse !

L'indolence générale, les parfums de futilité, d'à-quoi-bontisme, et de désespoir caché qui encensent la pièce fermée qu'est la propriété Wragby Hall, sont quelques fois déchirés par le cri rauque d'un oiseau, toujours seul (parce que ne nous leurrons pas, ces êtres qui se cherchent, se frôlent, ne se trouvent jamais complètement), mais qui vit :
- Le garde-chasse, après leur première étreinte : Je croyais que j'en avais fini avec toutes ces choses. Maintenant j'ai recommencé.
- Constance : Recommencé quoi ?
- Lui : La vie.

Souvent les livres nous renvoient à leur auteur. On apprend à connaître celui qui a écrit au travers de telle de ses phrases, telle de ses réflexions, et à la fin, on sent qu'on s'est un peu plus approché de lui, qu'on a un peu menti au temps, à la vie, et que où que soit l'auteur, on le connaît un peu mieux, beaucoup plus.
Lawrence, il me fait l'effet inverse. C'est comme si dès l'instant où l'on s'est installé dans ses lignes, à la façon des poussins qu'il peint, qui retournent le soir sous les plumes de leurs mères, nous partions de son cœur sensible, intime, pour se diriger vers l'univers qu'il crée. La puissance intuitive de cet écrivain est étourdissante, il est d'une telle justesse dans sa narration (qu'elle soit physique, sentimentale, contemplative...) que l'on se sent immédiatement voleter avec lui. Ce n'est pas l'impression d'être dans une création, mais plutôt un intérieur immédiat. Si l'on pouvait se transmettre des pensées fixes sans médium, ce serait ça, c'en est l'image la plus proche, ce doit l'être.
Il est tout sauf un écrivain de la pensée-mouvement, de la pensée en action, de la pensée bruitiste. Et pourtant ses personnages bougent, et ont un je-ne-sais-quoi d'assez insaisissable, de fuyant, en accord avec cette volonté trompeuse de ne pas satisfaire son lecteur. C'est certainement ici que s'est fourvoyée Aunbrey (dont j'aime bien la critique, parce que je la rejoins sur plusieurs points, à la différence que là où elle voit un défaut, je trouve un trésor de raffinement : subjectivité !), en attendant quelque chose de ces personnages, de leur situation, du récit. Ce ne sont pas les sentiments dostoievskiens éclatants, terribles, intimidants et sauvages, non ; s'ils sont sauvages aussi, ce sont les sentiments anglais, edgariens, discrets, un peu sournois parce que trop délaissés, qui se maltraitent en l'ignorant. Ils sont doux, mais sans passion. Non par incapacité, mais parce qu'on ne leur l'a jamais vraiment permis. C'est le drame de Lady Chatterley, de vouloir aimer puissamment, entièrement, mais de ne même pas le savoir, et d'être toujours légèrement, insensiblement, en marge, déphasée.

L'érotisme chez Lawrence, c'est très doux. Amusant qu'il y en ait plus hors des scènes proprement sexuelles. Sa nouvelle « vous m'avez touché » est particulièrement révélatrice de la forme que peut prendre le traitement de l'érotisme chez lui, et, plus intéressant peut-être, de son écriture en général. Sans même vouloir filer la métaphore de l'oiseau, tout cela fait l'effet du bout d'une plume. D'un effleurement, car le contact est toujours très important. Pas les gestes brutaux, mais deux êtres qui se touchent, une main qui caresse, et les plus grands drames peuvent se nouer.

Autour de tout cela gravitent des sujets plus que jamais d'actualité : la dégénérescence d'une société vouant un culte à la « déesse-chienne », la déesse de la gloire ; d'une société en mal d'âme qui cherche son salut dans l'argent ; l'opposition de l'argent et de l'art, de la civilisation et de la vie, du construit et du sauvage. Il y a un véritable et inoubliable cri de haine contre l'argent, « L'argent empoisonne ceux qui en ont et affament ceux qui n'en ont pas ».

Et puis, deux personnes au milieu de la forêt qui dansent nues sous la pluie, avant d'y faire l'amour à même le sol, que dire, c'est un peu l'image de mon paradis. Lawrence ne me répond, c'est bien ma subjectivité pure qui trouve dans son texte ce que j'y cherchais si désespérément alors que je ne le savais pas encore.

« Éloge du désordre » dirait Balandier, oui, une des plus douces et des plus silencieuses, chuchotée.


« Et, même sur les roses de Noël, le charbon tombait en petits flocons noirs, manne de ces cieux maudits. »
Adobtard
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le 12 nov. 2013

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