Et toi : est-ce que tu violes?
Sarah Kane a ce qu’il faut dans le pantalon pour s’attaquer au grand classique de Racine que beaucoup adorent sans commune mesure. Ecrite dans ces vingt dernières années, la modernité qu’insuffle la dramaturge à Phèdre bouleverse le genre de la tragédie et nous amène à nous poser plusieurs questions. A la fin du texte, je ne me suis pas vraiment demandé si ça m’avait plu mais je me suis demandé plutôt comment la tragédie pouvait encore marcher sans les règles inhérentes au genre : bienséance (alors qu’Hippolyte déverse son foutre dans une chaussette), la noblesse des personnages censés peu se toucher (tandis que Phèdre se penche sur Hippopo pour une ptite fellation) et plein d’autres trucs sacro-saints.
Alors comment s’y prend-elle notre chère Sarah ? Bah pas sans quelques poncifs sur notre époque : à l’heure de l’hyperconsommation, la voilà lancée dans un portrait d’Hippolyte ultra gâté, devant sa télé, mangeant ses chips et avec ses nouveaux jouets. Ici, plus d’Aricie (Strophe la remplace un tant soit peu), plus de Théramène. Mais deux nouvelles figures apparaissent pour éclairer la pièce.
La première est celle du médecin. Pourquoi un médecin ? C’est le nouvel emblème de nos sociétés modernes, tout soigner, tout comprendre et tout guérir (ou presque !). Mais Hippolyte semble inguérissable car non malade. « Il est simplement exécrable », en fait la nouvelle fatalité de cette famille royale ne vient plus des dieux mais est bien pire car elle a une origine humaine, la nouvelle fatalité c’est le nombrilisme pessimiste qui s’accouple à la morosité des lieux. Sarah Kane s’attaque donc à la question de l’hybris et s’interroge sur ceux que nous défions maintenant, qui sont-ils ? Oui quand je parle, quand je brûle, quand j’aime, qui est-ce que je défie ? La réponse n’est pas bien loin chez Sarah. Ce sont les autres. Cela parait tellement évident mais notre magnifique théâtre, celui de nos vies, est-il si apparent ? Non, bien sûr que non. Le langage dans « L’amour de Phèdre » perd toute fonction phatique, les pronoms personnels sont éludés, les êtres vivants oubliés.
Les répliques sont courtes, des incises percutantes, mais en viennent à former un long monologue.
Hippolyte, Phèdre, Strophe complémentaires, figure sadique, patriarche violeur, belle-mère mytho. Et toi tu es quoi là-dedans ? Tu voudrais certainement éviter un de ces qualificatifs douteux.
L’autre chose surprenante au vu des tragédies antiques aériennes où les corps ne se percutaient pas, c’est l’importance destructrice accordée au physique. Je montre ma pine, tu me montres ta langue, ta bouche, tes mots. Merde Hippolyte a refilé la chaude-pisse à Phèdre. Et les champignons qui passent de bouche en bouche. Bon là je trouve que Sarah Kane pèche un peu. On a compris qu’on était pourri, malade. Ce n’est pas très élégant dans l’écriture, trop trash. C’est un peu fou parce que justement à trop vouloir s’indigner des mauvais trucs qu’on vit aujourd’hui eh bien on retrouve un peu ça dans l’écriture. Et Sarah est plus percutante quand elle fait asséner à ses personnages deux, trois mots bien sentis, élégants mais mauvais.
Ici, c’est Hippolyte qui ferme le rideau. Bon il s’est bien fait niquer (vraiment ?) mais encore mort c’est à lui de parler. Il se taira jamais du moment où sa maladie a été soignée : le voyeurisme excelle ici. Le nouveau spectacle est encore celui des corps. Morts. On reposerait bien la question de la catharsis. Est-ce que ça a bien marché ? A vous de me le dire. Mais encore chez Sarah la tragédie est un spectacle de la mort et de la morale. J’aimerais bien que tout ça brûle un peu, et nous avec.