L'Art de perdre
8.2
L'Art de perdre

livre de Alice Zeniter (2017)

Alice Zeniter a écrit le roman que j’ai envie d’écrire depuis mes 18 ans, mais pour lequel je n’avais pas le talent.


La France de mon enfance, c’est le titre d’une magnifique chanson d’Enrico Macias. Il y parle de paix fragile, de soleil, d’oliviers. De pleurs et d’absence également. Il y a un peu de tout ça dans La France de mon enfance, aussi. Pourtant né trente-deux ans après l’indépendance de l’Algérie, chaque 1er Novembre, chaque réunion de famille, chaque plat de couscous partagé porte un peu, chez moi, quelque chose de cette France-là.


La guerre d'Algérie, enfin


La première partie de L’Art de perdre fait un constat cinglant de vérité, mais presque toujours oublié quand on évoque la guerre d’Algérie : parmi les « indigènes » (ce terme odieux, infamant, dégradant, utilisé pendant ces cent trente-deux ans par la France, et derrière lequel se cache ce qui constitue le cœur du problème), très peu rêvent d’indépendance pour l’indépendance ; tous rêvent de liberté.


Zeniter ne prend pas parti, elle raconte, dans une vision qu’elle veut aussi exhaustive que possible, l’Algérie. Elle ne tait rien, ni des exactions françaises du Constantinois, ni du massacre du FLN à Melouza. C’est ce qui frappe dans L’Art de perdre, la justesse, le refus du manichéisme dans les bras duquel sont tombées presque toutes les œuvres littéraires ou cinématographiques consacrées au sujet par le passé.


L’histoire des vainqueurs



« Rien n’est sûr tant qu’on est vivant, tout peut encore se jouer, mais une fois qu’on est mort, le récit est figé et c’est celui qui a tué qui décide. Ceux que le FLN a tués sont des traîtres à la nation algérienne et ceux que l’armée a tués des traîtres à la France. Ce qu’a été leur vie ne compte pas. »



L’Art de perdre nous invite à une réflexion sur le pourquoi de l’Histoire. N’est-ce qu’une excuse pour apprécier, pour justifier l’universalité d’un passé commun ? La deuxième partie est un peu moins captivante, tout du moins celle qui prend place après le départ du camp de transit, celle de l'intégration difficile, du racisme, de l'école. Celle qui nous dit que si l'Algérie, c'est la France, la France, ce n'est pas l'Algérie. Tout cela parait un peu déjà vu, tout cela paraît n’être qu’une soupe tiède qui sent le réchauffé, quelque part entre Les Ritals et La Vie Devant soi. Mais grâce à son style, rempli d’humour, parfois, de tendresse, souvent, Zeniter parvient toujours à nous raccrocher, en substituant à la dialectique du récit une œuvre plus complexe, qui nous parle de la famille, des sentiments, une réflexion sociétale sur six décennies très intelligemment construite et menée.


C’est finalement le destin de deux hommes, celui qui a mis l’Histoire de côté pour mieux l’intégrer dans son for intérieur, et celui qui l’a oubliée parce qu’elle lui paraissait trop insupportable, pas assez compatible avec l’idéologie parisienne et soixhante-huitarde qu’il a prétendu sienne. Et quand on pense que le livre s’enfonce avec Hamid, Zeniter resurgit brusquement pour, d’une phrase, d’un personnage, nous ramener à l’exhaustivité du début, à la douleur universelle de l’exil.


Algérie disparue


La troisième partie est celle de la recherche. On se rend compte que cette Algérie perdue, quelque part, est toujours présente à travers ceux qui l’ont vécue, par leur expérience, leurs récits, leur manière de vivre. Naïma, sans le demander, retrouve ce qu’Hamid avait voulu oublier.


Alors que je referme l’ouvrage, je retrouve cette impression, incroyable, puissante, enivrante, que je n’avais ressenti qu’une seule fois dans ma vie. Celle d’avoir terminé un livre qui a été écrit à mon intention. Décidé, je me lève, et prononce, d’une voix assurée, ferme, indiquant à la personne à laquelle je m’adresse que l’unique mot qu’elle entend signifie que ce que j’ai à lui dire ensuite est d’importance, le nom de la personne qui est mon lien avec toute cette histoire, ma mémoire et mon passé.
« Maman ».

Quentin_Boussar
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Top 10 Livres et Livres lus en 2018 (+ avis)

Créée

le 6 janv. 2018

Critique lue 989 fois

9 j'aime

1 commentaire

Critique lue 989 fois

9
1

D'autres avis sur L'Art de perdre

L'Art de perdre
Cinephile-doux
8

Kabyles et harkis

Trois générations, trois personnages principaux : Ali, Hamid et Naïma. C'est à travers eux, et ceux, nombreux, qui les côtoient, que Alice Zeniter raconte dans L'art de perdre l'histoire d'une...

le 23 août 2017

19 j'aime

L'Art de perdre
François_CONSTANT
8

Critique de L'Art de perdre par François CONSTANT

« L’art de perdre » écrit par Alice ZENITER est la troublante histoire du silence de deux nations conduisant à la perte de paroles, donc de mémoire, de trois générations, celles d’Ali, Hamid et...

le 7 nov. 2017

14 j'aime

L'Art de perdre
nico94
8

Critique de L'Art de perdre par nico94

Attention : SPOILS Avec « l’art de perdre » Alice Zeniter nous livre ici un roman largement autobiographique et donc inspiré par sa propre histoire familiale, roman portant sur 3 générations de...

le 22 janv. 2021

12 j'aime

10

Du même critique

Little Children
Quentin_Boussar
10

Un chef d'oeuvre

Il est de ces films qui ne vous laissent pas indemne, qui vous font réfléchir, et c’est le cas de Little Children. Sorti en salles aux Etats-Unis en 2006, et en France en 2007, le film est...

le 27 sept. 2013

16 j'aime

1

Blackbird
Quentin_Boussar
10

Lettre d'amour ouverte

Je suis allé voir Blackbird sans avoir la moindre idée de ce dont il retournait. Sans doute avais-je lu le synopsis il y a longtemps, quand un nouveau film avec Kate Winslet avait été annoncé, puis...

le 25 sept. 2020

13 j'aime

7

Django Unchained
Quentin_Boussar
8

La réconciliation.

Ce qu'il faut comprendre, c'est que j'ai toujours été allergique à Tarantino. C'était fouilli, on ne comprenait jamais rien, c'était drôle mais vu que l'humour ne semblait pas être le but du film, ça...

le 9 oct. 2013

11 j'aime