L'Écume des jours
7.5
L'Écume des jours

livre de Boris Vian (1947)

La révolution désespérée d'un homme contre la réalité.

Pourquoi la réalité est-elle aussi insupportable ? Pourquoi des auteurs de notre monde, systématiquement, s'échinent à créer des réalités imparfaites, amputées, mutilées ? Lucrèce lui-même disait dans De Nature rerum que les mots étaient des atomes imparfaits, vaines tentatives d'une reconstruction d'un monde dont jamais le poète ne pourra toucher réellement l'essence. Boris Vian fait partie de ces poètes désespérés entrés en sécession contre la réalité, mais en plus radical. Il ne s'agit pas de créer une réalité concurrente, il s'agit de réinventer la physique même et toutes les lois qui régissent notre univers : le rapport cause-conséquence aristotélicien, la fonction du langage et le chemin de la connaissance. Pourtant, comme à chaque fois, cette révolution contre le réel n'est que passagère, éphémère et inutile : parce que le réel reprend ses droits par la cruauté et l'insaisissabilité pourtant si vivante de la tragédie humaine. La matière littéraire n'est qu'un orgasme passager condamné à la pénitence perpétuelle et à l'échec inévitable. Ces cosmos concurrents se révèlent être simplement des opiums subsidiaires, crées pour rendre le monde plus supportable et qui pourtant tendent à démontrer la supériorité implacable et irrésiste de notre monde. Il ne s'agit pas de se révolter mais de fuir un peu, dans une cavale dramatique. L'écume des jours n'est qu'une rébellion avortée contre Terre : s'en nourissant, qui derrière sa superficialité est d'une violence inouïe. Ce n'est pas une simple histoire d'amour tragique ou l'histoire d'une catabase financière et physiologique d'êtres humains : c'est une expérience méta-littéraire affranchie de toutes les contraintes matérielles et linguistiques d'un monde oppressant. Dans L'écume des jours, le monde s'effondre tout en se libérant : comme un esclave qui briserait ses chaînes pour plonger dans l'abîme. Plus horrible encore, ce monde là est contaminé par notre réalité : parce que Colin, Alise, Iris, Chloé et Nicolas sont malgré toute l'étrangeté de leur univers les mêmes que nous, et c'est par là que le tragique s'insinue dans l'oeuvre d'art. A la fin de la lecture, une seule question lancinante subsiste : pourquoi, mais pourquoi notre réalité est-elle si insupportable ?


Boris Vian a réalisé quelque chose d'extraordinaire. Non seulement, comme tous les auteurs de talent, français ou non, mais surtout français, il accorde la forme avec le fond. Mais là où Boris Vian a commis réellement quelque chose de très particulier, c'est que la forme conditionne même le fond, elle contamine le fond : ainsi, les figures de style, le sens des mots se retrouvent inversés. En effet, au lieu du rapport traditionnel d'une chose qui inspire un mot, le mot inspirera la chose. A partir de là, c'est le sacro-saint rapport de cause à conséquence qui est bouleversé, puisque la conséquence elle-même précède la cause, et on le voit avec cette scène dans laquelle Colin informe les personnes du malheur à venir. Cette drôle d'inversion n'est pas émancipatrice, parce qu'elle ne change rien au cours des choses : cet imbroglio stylistique et temporel conduit à un nouveau modèlement total de la réalité elle-même, qui évolue en même temps que la situation particulière des personnages : avant eux, et à la place d'eux. Cette congruence formidable entre ces rapports inversés, qui régulièrement dans le roman tombent dans une forme de simultanéité à plusieurs reprises, créent une sensation transcendentale. Boris Vian a fait du mot un Démiurge. Dans l'écume des jours, un empire se forme autour des mots : une prise de pouvoir qui est très vite rattrapée par le tragique humain et qui déverse tout à coup en lui-même le malheur, la mort et la souffrance. Cette création superficielle et artificielle est atteinte dans son essence même, parce qu'elle est imparfaite et que la réalité de notre monde la détruit de l'intérieur. Clairement, cette oeuvre d'art n'est qu'une tentative désespérée, presque dépressive, d'échapper à notre monde.


D'après Raymond Queneau, ce livre est le plus poignant des romans d'amour. Evidemment, cette jolie histoire entre un bourgeois appauvri et une femme malade montre d'une manière terrible cette "insoutenable légèreté" des sentiments amoureux et des corps sensuels. Cependant, ce livre me donne également plus l'impression d'être un grand roman social en ce sens qu'il dénonce de manière très claire les abus insupportables de la société capitaliste : ce mépris de la vie humaine, de la dignité et des sentiments se retrouve dans la quasi totalité de certaines descriptions, de certains dialogues et de certains jeux de mots. Le roman laisse transparaitre une violence absolument immense et inouïe : implacable, terrible et assassine. Après, il est un peu difficile d'y rentrer dans l'ambiance est étonnante. Partant d'une clarté optimiste à un pessimisme presque insoutenable, Boris Vian signe un chef-d'oeuvre dont la fuite mènera inévitablement à une mort précoce, comme si son corps non plus n'avait pu résister à l'agressivité du monde. Pourquoi la réalité lui a été si insupportable ? La réponse à cette question ne pourrait être que la résolution de tout le mal-être de notre civilisation, qui s'aggrave et atteint peu à peu son infâme paroxysme. Si les réponses ne peuvent être que partielles et partiales, les plus beaux chefs d'oeuvre, eux, ne sont que des tentatives de ne pas répondre à la question. Ce sont des fuites.

PaulStaes
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le 22 mars 2018

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