Énéide
7.6
Énéide

livre de Virgile (-19)

À sa mort, en l'an 19, Virgile a laissé dans ses tiroirs, ou plutôt sur ses tablettes, près de dix mille vers qui célébraient l'espoir d'une paix latine recommencée, après un siècle de luttes intestines. Le poète y chantait, outre "les armes et l'homme", les triomphes d'Auguste son protecteur, et de la République rétablie. Il fallait refonder cet État nouveau sur les bases d'une vaste mythologie, encore peu déclinée par les Anciens, celle d'Énée, ce lointain ancêtre qui, ayant pris son père sur ses épaules et son fils auprès de lui, avait quitté Troie en flammes pour prolonger son destin, et la faire briller, à l'autre bout du monde, d'une gloire sans pareille. Mieux encore, Virgile a osé rivaliser avec Homère, et, à l'Odyssée des voyages, a juxtaposé l'Iliade des batailles.


L'Énéide n'est ni le récit de la naissance de Rome, ni un roman d'aventure, mais plutôt le tableau d'une ère historique qui se forme dans la douleur et l'effort, autant l'œuvre d'Énée que d'Auguste. C'est les destins des hommes, qui se heurtent en conflits ou se nouent en amitiés, qui fondent la ville et forgent l'histoire.
À la destruction de la cité maternelle succède une errance de sept ans, rude voyage qui porte Énée et ses équipages au-devant des spectres de leur nation effondrée. Les dieux en façonnent le cours, confirmant par de bons présages la promesse d'une terre où fonder la nouvelle Troie, ou éprouvant la piété d'Énée en le soumettant aux épreuves les plus déchirantes. Bref épisode, mais peut-être celui qui aura déployé la plus grande force dramatique en mon imaginaire : le débarquement sur les rivages d'Épire portent Énée en un royaume troyen déjà refondé par Andromaque. La nostalgie assaille le héros qui y retrouve une terre aimée mais morte à jamais, et qui de surcroît ne lui est pas destinée, puisqu'il cherche le Latium encore si lointain.
L'abord des terres italiennes survient étonnamment tôt, dès avant la moitié du récit. C'est ici que l'Histoire se met en marche. Énée doit encore s’enquérir de la voie à emprunter auprès de la prêtresse Sibylle dans l'au-delà, pour enfin poser les premières pierres de son œuvre... dans le sang, autant troyen que latin, qui souillera l'Italie entière.


Car l’Énéide est effectivement un récit sanglant, et bien plus violent qu’on ne pourrait l’imaginer. Les flots de sang chaud, les poumons percés gargouillant ou les cervelles qui giclent, prolongent les brutalités à l’envi, jusqu’à un taureau se faisant défoncer le crâne à mains nues, offrande à un dieu féroce.
Ces vastes tableaux de batailles, notamment dans la seconde partie de l’épopée, touchent à une certaine absurdité, quand les noms d’illustres inconnus se succèdent, tous passant au fil de l’épée. L’individu glorieux brille à l’instant du trépas, consume sa vie en une brève et ultime dévotion… mais dans quelles luttes ? Et au-delà du lustre de ces grands hommes, quelle ruine, quelles destructions dans le sillage de leurs honneurs !
Ici Virgile m’a pourtant surpris, laissant transparaître des images funestes que bien souvent les Anciens – et nos Modernes qui sont devenus nos "classiques" – n’estiment pas profitable de dépeindre. Quand les armes se sont tues, le deuil voile tous les cœurs, amis comme ennemis, et le champ de bataille livre des visions macabres : une terre imbibée d’un sang noir, des os brisés qui blanchissent… La vie l’ayant quitté, le corps du beau guerrier n’est plus guère qu’une chair vouée à la pourriture.



« Telle fut la fin des destins de Priam, tel le trépas que le sort lui
imposa, avec dans les yeux Troie en flammes et Pergame
abattue, lui jadis sur tant de peuples, sur tant de terres,
superbe dominateur de l’Asie.
Il gît, tronc énorme sur le rivage, tête arrachée aux épaules, corps sans nom » (II, 554-558)



Les hommes que chante Virgile prennent un relief tout particulier par la profondeur que leur insufflent quelques mots ajustés. Souvent, un abysse tragique insoupçonné est dévoilé en leur cœur. Ainsi quand Énée se maintient, constant, face à Didon rongée par le venin de Cupidon, mais que quelques mots humbles donnent leur force aux sanglots que le héros réprime. Ou encore cette image de Polyphème triste, le cyclope qu’Hercule a déjà énucléé, s’avançant avec ses brebis, seul réconfort, au milieu de la mer pour laver son orbite sanglante.
Il faut encore mentionner la grande beauté des images qui doublent le récit de la plus belle dimension poétique. L’évocation, la comparaison, affinent la forme de l’objet présenté et lui donnent une couleur plus vive.



« Iris donc, comme une rosée, ses ailes safranées déployant à
travers le ciel mille couleurs changeantes au-devant du soleil,
descend en volant et s’arrêta au-dessus de sa tête : "J’emporte
par ordre ce cheveu qui appartient à Dis et je te délie de
ton corps." Ainsi parle-t-elle et de sa main droite coupe le
cheveu ; dans l’instant même se dissipa toute chaleur, la vie s’en
est allée aux vents. » (IV, 700-705)



Virgile est un auteur de grand génie ; il serait douteux de rejeter d’un revers de main l’importance de son œuvre. L’écriture est de celles dont nulle lettre n’est placée au hasard, et qui, de la lecture rapide au commentaire le plus approfondi, garantit un contenu toujours renouvelé. Pour nous, les mythologies prennent un sens altéré ; mais nous n’en avons pas perdu la mesure, et nombreux sont les passages de l’Énéide qui allument en nos esprits une lueur, quand ils recroisent des fragments de mythes que l’on aura communément croisés chez Racine, ou chez Homère pour les courageux, et qui imprègnent au demeurant toute notre culture occidentale.
Il est possible qu’une approche scolaire faisant de cette œuvre un véritable pensum ait chez bien des lecteurs perverti sa portée. Pour autant, il n’est nul besoin de la réhabiliter, puisqu’elle saura toujours émerveiller le curieux patient, qui se départira certes bien mal de son aura d’œuvre fondatrice, mais qui saura l’aborder avec son cœur.


Lu dans la traduction française de Jacques Perret, poétique, fluide, et précise.

Verv20
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le 5 juin 2018

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