Ce troisième volet des mémoires de Dany Laferrière débute à Montréal. L’auteur a fui son pays en 1976 après l’assassinat d’un de ses collègues journalistes qui, comme lui, n’hésitait pas à critiquer ouvertement le pouvoir totalitaire de Baby Doc (Jean-Claude Duvalier, fils du dictateur François Duvalier dit « Papa Doc » et lui-même dictateur à la tête de Haïti de 1971 à 1986) entouré de ses tristement célèbres tontons macoutes.
Il vit là au Canada depuis 33 ans et n’est jamais retourné à Port au Prince. Il est maintenant âgé de 56 ans et vient de recevoir un coup de téléphone : son père est décédé. Père qu’il n’a pratiquement pas connu car lui-même a dû s’exiler alors que Dany n’avait que 4 ou 5 ans. Père qui vivait reclus à Brooklyn ou l’auteur se rend pour les funérailles.
Toute cette première partie qui précède son retour dans son pays natal a de quoi dérouter : Dany Laferrière dans la neige québécoise par 28°c au-dessous de zéro est tout à fait incongru. Mais outre ce fond glacé, la forme est également inhabituelle : de courts chapitres qui reprennent le schéma des deux premiers opus mais, cette fois, découpés en strophes, mimant un poème ou des notes prises négligemment et au jour le jour sur un coin de feuille.
Puis c’est le retour : l’avion se pose sur le tarmac de Port au Prince. L’auteur, après une si longue absence est écrasé par la chaleur ambiante et ne reconnait rien ni personne. La ville a changé. Les anciens quartiers bourgeois ont été grignotés par l’avancée des bidonvilles. Les riches, eux, se sont réfugiés sur le flanc des montagnes environnantes. Le bruit – le vacarme assourdissant –, la frénésie de la rue, les odeurs assaillent le natif devenu un étranger dans sa propre ville. La forme poétique du roman qui me choquait dans sa partie canadienne prend alors tout son sens.
Dany redécouvre son pays, sa cité trépidante, son quartier, ses rues et ses proches qu’il n’a pas vu depuis si longtemps. Il nous livre ses impressions au compte-gouttes, au fur et à mesure de sa progression. Il n’est plus seulement un écrivain, il est aussi un peintre, un impressionniste, un pointilliste qui recrée par touches successives une atmosphère oubliée. Sa mère restée au pays et qui ne savait pas encore que son époux était mort loin d’elle. Sa tante et son neveu de 23 ans qui lui donne du « vous ». Ses anciens camarades qu’il ne remet pas toujours. Tous ceux qui disent le connaître et qui viennent bavarder en espérant parfois obtenir quelques billets.
Un pays exsangue. Ses rues défoncées, l’insécurité permanente de ses rues dans lesquelles retentissent encore les tirs de pistolets automatiques : chercher à atteindre le trottoir d’en face peut se révéler mortel. Les gangs, la peur, la paranoïa des habitants qui se méfient de tout le monde. Le fatalisme, la résignation de certains. Le kidnapping, pratique très lucrative, qui se généralise pour devenir un secteur d’activité comme un autre. Les capitaux qui fuient le pays à l’instar des intellectuels et des opposants au régime, les bourgeois s’enrichissant sur les plus démunis pour réinvestir à l’étranger. Les croyances vaudous omniprésentes. Et l’odeur du café qu’on boit partout, chez soi ou dans la rue.
L’énigme du retour est le parcours initiatique d’un homme qui rentre chez lui après avoir vécu dans un autre monde. C’est le périple de l’auteur qui revisite sa ville natale et sa mère, Petit-Goâve et son cimetière dans lequel est enterrée Da sa grand-mère – l’héroïne de l’Odeur du Café, et Barabères la ville natale de son père. C’est un véritable pèlerinage qu’il entreprend : pour lui, mais aussi pour son père qui n’est jamais rentré d’exil et dont il se fait ici le truchement – dans la tradition vaudou, le monde des morts est en étroite interaction avec celui des vivant.
Encore une fois un livre poétique, magique que j’ai pris grand plaisir à lire.



Les deux premiers opus de cette trilogie doivent lu avant l’énigme du retour :
L'odeur du café : http://www.senscritique.com/livre/L_odeur_du_cafe/critique/13811339
Le charme des après-midi sans fin : http://www.senscritique.com/livre/Le_Charme_des_apres_midi_sans_fin/critique/13811373
BibliOrnitho
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le 5 févr. 2014

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