Les réminiscences d'une chouannerie endormie.

Qui n'est pas pris d'une sensation un peu évanescente de vertige à la lecture de ce roman de Barbey d'Aurevilly serait un bien drôle d'oiseau, tant les évocations de ce monde disparu, dont les concepts et les valeurs sont ressuscités pendant près de deux cent pages, sont particulièrement troublantes par leur étrangeté ! L'image romantique du Chouan catholique et royaliste, le glaive à la main, luttant contre les Bleus Républicains au nom de Dieu dans les Régions de l'Ouest, pour des idéaux dont l'Homme Moderne peine à saisir les contours, complètement désespéré et qui se tire une balle dans la tête devant les ruines de son monde vaincu, laisse pantois par sa force et sa dérangeante séduction. De la même manière, cette province normande catholique du Cotentin aux landes désolées intrigue par le trouble de sa géographie, par ses images d’Épinal et par ses jeunes pâtres blonds mi-bohémiens mi-vikings lanceurs de sorts mêlant satanisme et paganisme hétéroclite. Le roman conte l'histoire d'un promeneur égaré dans les Landes Normandes, qui partage pendant toute une nuit la compagnie d'un marchand de la région lequel, pour passer le temps, lui narre l'histoire de l'Abbé de la Croix-Jugan, un chouan rescapé de son propre suicide, pénitent de ses fautes et de son ancienne jeunesse magnifique. Ce dernier fascine du haut des ruines de sa physionomie les paysans du coin, et foudroie d'amour, d'obsession amoureuse pourrait-on dire, une héritière d'une ancienne famille noble, mariée de mauvaise grâce à un ancien Bleu percepteur des Biens de l'Eglise. Peu à peu, une tragédie mystérieuse et superstitieuse se déroule devant les yeux ensorcelés du lecteur, effaré par un monde à la fois triste et serein, paisible et mystérieux.


Comment donc appréhender la lecture de ce réceptacle d'un univers, d'un "cosmos" complètement enfoui par la modernité républicaine progressiste ? Comment Barbey d'Aurevilly, royaliste convaincu qu'il est, va au milieu du XIXème siècle tenter d'effeuiller dans ce roman ce monde en ruines dont personne ne sera jamais plus politiquement l'incarnation ? Cet auteur, issu d'une famille chouanne, pleure cette époque perdue, faite d'hommes courageux et de conviction, assassinés eux aussi sur l'autel de cette théocratie qu'ils se devaient de défendre, pour leur foi et leur honneur. Même le plus athée et le plus rationnel des lecteurs de ce roman doit admettre la fascination que lui inspirent ces combattants là, qui paraissent sortir d'un délire romantique et poétique, et qui présentent un intérêt sociologique et, j'ose le terme, anthropologique. Le rapport de ces hommes au surnaturel, à la terre, au sang, à la famille et au Ciel peut rebuter, et il est vrai qu'il est compliqué pour un lecteur peu averti de s'y lancer sans être étouffé par une bouffée d'angoisse, mais enfin, quelle classe ! Cet apaisement face à la mortalité, face à l'amour, face aux passions, face aux questions laissées dans réponse par la nature est bluffant. Il semble que cette harmonie avec le monde terrestre est parfois plus profond avec des illuminés qu'avec des matérialistes progressistes, et ô quel aveu terrible pour un atomiste hédoniste tel que moi! Beaucoup de poésie et de terreur quasiment enfantine se dégagent de ce roman un peu ésotérique et magnétique, irrationnel parfois, à contre-courant des dogmes de son époque.


Le style est évidemment purement français, avec des moments de grâce incroyables et une précision pour le coup très cartésienne. Barbey d'Aurevilly est assurément un grand styliste, et il est étonnant qu'il ne fut pas plus connu, même si ses opinions politiques et son univers très hétérodoxe doivent sans doute expliquer la chose. Il est palpable que l'auteur a tenté de particulièrement bien décrire sa région natale, la Normandie, et même si cela reste très bien écrit, cela prend parfois des allures de carton pâte, aux contours flous et opaques, un peu comme une retranscription énigmatique à la Edgar Allan Poe avant l'heure. En revanche, certains passages sur le sentiment amoureux et sur le trouble ressenti par la protagoniste, aux élans parfois féministes il faut le dire, et qui démontre d'ailleurs que l'univers royaliste était moins misogyne que celui de la République, époustouflent. Décrire l'amour comme un abîme creusé dans le fond d'un autre abîme était déjà splendide, mais voici un extrait qui m'a particulièrement ému et bouleversé, et que dont je laisse des yeux étrangers juges : Comme une torche humaine, que les yeux de ce prêtre extraordinaire auraient allumée, une couleur violente, couperose ardente de son sang soulevé, s'établit à la poste fixe sur le beau visage de Jeanne-Madeleine. [...] Elle était belle encore, mais elle était effrayante tant elle paraissait souffrir! Et la comtesse Jacqueline de Montsurvent ajoutait qu'il y avait des moments où, sur le pourpre de son visage incendié, il passait comme des nuées d'un pourpre plus foncé, presque violettes ou presque noires : et ces nuées, révélations d'affreux troubles dans ce malheureux coeur volcanisé, étaient plus terribles que toutes les pâleurs ! Hors cela, qui touchait à la maladie, et qui finit par inquiéter Maître Thomas Le Hardouey et lui faire consulter le médecin de Coutances, on ne sut rien, pendant bien longtemps, du changement de vie de Jeanne-Madeleine : et cependant cette vie était devenue un enfer caché, dont cette cruelle couleur rouge qu'elle portait au visage était la lueur.. Comment décrire mieux le sentiment de l'obsession amoureuse après ces divines paroles ?

PaulStaes
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le 30 oct. 2018

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