Il faut être avide de beaucoup de lumière pour entamer ce livre. Mais aussi, sans doute, L'Homme sans qualités a-t-il marqué la fin de mon expérience de lecteur. Il a été près de ruiner tout l'enthousiasme qui naît de l'espoir d'une expérience à venir. Il fut presque toute littérature, et peut-être arrivée trop tôt, cette totalité m'a dès lors oté cette insouciance gaie qui, à l'entame d'un livre, nous fait augurer d'une expérience de tous les possibles. Car L'Homme sans qualités est la quintessence même d'une expérience : une fiction rapportée au possible, cet abord du réel qui en a toute la consistance sans aucune de ses laideurs, région enchaînée au probable et dont comme le temps, sachant quelle elle est, on serait bien en peine de dire ce qu'elle est. C'est une joie sombre que d'avoir terminé ce livre, même si je vous avouerai que pour éviter cette terminaison douloureuse je ne me suis jamais résolu à lire les fragments qui n'ont pas été mis en ordre par Musil lui-même, et ce non par respect pour l'auteur mais pour que persiste l'idée de n'en avoir pas encore fini avec l'ouvrage et de n'être donc pas mort en tant que lecteur...voici donc les dernières convulsions d'une lecture qui a marqué à jamais ma vie, mais qui l'aura marquée beaucoup trop tôt.
Car par sa splendeur elle vous consumera. Jamais plus je n'ai vécu une expérience aussi complète, presque au sens d'un système logique, et je sais que jamais je ne retrouverai cette magie de la lecture de l'Homme sans qualités car il est des moments de vie où certaines oeuvres prennent une dimension unique, magnifiées par un je-ne-sais-quoi dans l'ensemble des faits. J'ai craint la dernière page ; je ne m'y suis jamais résolu. Demi-lecteur dorénavant, j'attends. Je pénètre périodiquement en littérature mais j'ai poursuivi à sa suite d'autres rêves, me suis porté vers de nouveaux horizons. Parfois il me vient l'idée que Musil n'a cherché qu'à éloigner de la littérature tout être qui aurait eu le malheur de s'attarder sur ses compositions, pour mieux le rejeter sur la grève de la vie. Et la vie, c'est la philosophie, la science. Voilà l'écho qui parviendra sans cesse du moment musilien. C'est peut-être aussi la force de l'oeuvre : elle est une expérience de vie plus encore qu'une expérience de lecture. Si toute détermination est bien une négation, celle de la lecture musilienne fut pour moi la renonciation de toute littérature à venir, l'abandon de tous les pages encore inécloses.
Musil est trop grand. Musil est un auteur volatil, d'une légèreté que ne parvient pas à voiler l'épaisseur de l'oeuvre. Musil redécouvre les catégories, redétermine la structure de toute expérience possible. Ses phrases restent suspendues dans l'environnement confus du rêve, pour autant qu'on les remue bien, tout comme un verrre de 20 cl d'eau versé dans l'océan, après mélange uniforme des eaux du globe, laissera trace d'environ 500 molécules du verre d'origine si vous repuisez à nouveau 20 cl d'eau à quelque endroit du monde. Ce qui n'est pas le moindre des traits poétiques de la physique contemporaine. Mais cette idéalité physique, devient une réalité esthétique quand on considère l'analogue que constitue l'écriture musilienne. Il est des pensées que l'on capturerait même d'outre-tombe avec l'Homme sans qualités. Devenu scientifique de l'existence, on a grâce à lui le délice de s'arrêter pour contempler le monde dans le prisme des mots fraîchement imprégnés. Ecrivain de l'Idée, Musil est certainement l'auteur qui volé au plus près du ciel cher à Platon. Sa prose semble s'y être réfracté.
Il faut bien sûr s'efforcer de ne pas la lire trop vite. L'expérience est ici discrétisée, elle advient par quanta. Inutile donc d'en vouloir mettre plus là où la matière y rechigne. Les postulats de la physique sont modifiés : la limite maximale de vitesse dans l'univers musilien est d'une vingtaine de pages par jour. Vous pouvez toujours tenter d'aller plus vite : vous n'avancerez alors qu'aux limites de l'approximation musilienne. Il a mis plus de 20 ans à écrire ce livre ; il fut le drame de sa vie ; inachevé, d'aucuns ont dit inachevable ; il est bon de respecter ce rythme propre de l'oeuvre, et cela passe par une lecture ralentie. Lire peu de pages, les relire ; tisser, défaire ; une lecture qui, telle la tapisserie de Pénélope, se tisse et se défait toutes les fois que l'on pose et reprend le livre. Dans l'espoir d'un retour de ce qu'il suscite toutes les fois, comme si l'on n'en revenait pas tout à fait, incrédule après chaque page tournée. Une dixième page, une vingtième page, pour mettre fin à une exposition qui, pour prolongée peut en devenir dangereuse, surabondante jusqu'à l'étourdissement, et qu'aucun excès ne saurait capter adéquatement.
Mais surtout L'Homme sans qualités est un de ces livres qui se lisent moins ouvrage en main, qu'en pensée une fois l'oeuvre close. Lire revient ici à recomposer pour soi les scènes que la lecture effective a simplement esquissées, à déplier tout le contenu que l'oeil ne fait qu'effleurer lorsqu'il parcourt les mots, laissant pénétrer lentement l'atmosphère si singulière de l'oeuvre. C'est une littérature de l'infusion, elle doit s'immiscer lentement dans chacune de vos synapses. Le temps est donc votre allié, il se peut même que vous éprouviez cette sensation de n'en avoir jamais vraiment terminé avec elle, car elle se déploie moins dans le temps de la lecture que dans celui qui la suit.
Pour le reste c'est avant tout un livre de l'extinction. De l'extinction d'un monde, dont la synthèse est toute entière dans l'esprit de son personnage principal : Ulrich, au quelque chose du génie décadent, suscitant l'espoir par moments, mais toujours en quête d'une dose d'être que l'histoire ne semble plus avoir les forces d'administrer. Ulrich est un homme tout à fait singulier de cela même qu'il n'est que la somme des médiocrités d'une époque, et qui en fait un génie de la moyenne. Il est assurément un homme de talent, mais dont celui-ci s'évanouit dès lors qu'il tenterait de l'exprimer dans une voie particulière. Jamais maudit, car il n'est pas en conflit avec son temps ni possesseur d'une qualité qui le démarquerait positivement du reste de ses contemporains, mais simplement le produit aiguisé et lucide d'une génération qui ne tire plus tant sa force du réel que de son éviction. Il souffle comme un vent de nostalgie objective sur le monde d'Ulirch, dont il est pour ainsi dire la pointe la plus exposée. Ni homme d'action, ni savant, ni homme de lettres, ni amant, il est tout et rien comme il se doit, comme il se le doit. Car voici venue une époque où toute thèse a autant de valeur que sa contraire, et toute action prend la forme d'une bêtise née du besoin de conclure.
La force de Musil est d'inventer pour en parler une forme toute imprégnée de lumière, de mélancolie claire, un univers peuplé d'ombres mais où toutes les ombres sont transparentes, transpercées par la légèreté du style et une forme de pudeur dans l'humour. Il m'a toujours semblé que dans l'Homme sans qualités, il faisait beau, même aux jours de peine que l'on sent pour les personnages, les plus profonds. Longue marche funéraire au soleil. Ce temps indifférent, temps de l'indifférence, où plus rien n'étant déterminant, chaque détail en devient essentiel. Une logique sans contenu, mais d'une beauté formelle relevée par sa nécessité. On y pense comme à une vérité perdue. Dont la démonstration a brûlé aux rayons sévères du temps, inrecomposable. Toute l'oeuvre est une démonstration éphémère, un sillon qui s'ouvre et se referme aussitôt dans l'océan des preuves. Mais qu'a-t-il donc prouvé au fond ? Qu'il suffisait de n'être personne, d'être radicalement indéterminé, sans qualités en un sens métaphysique et non moral, pour s'épanouir et finir par se perdre dans le possible, mais plus encore peut-être, le virtuel. Ce virtuel leibnizien qui est pour ainsi dire une amorce du réel, mouvement infinitésimal qui n'a rien de vain. Ulrich est un génie de l'amorce. Génie en ce qu'il a peut-être réussi à n'avoir pas de personnalité, à n'être que ce qu'il pense possiblement être, possiblement faire. Il atteint à l'omnipotence et à l'omniscience de l'impersonnalité, car il est le commencement infinitésimal, presque imperceptible, d'une nouvelle ère dont il porte confusément les promesses en même temps que les craintes, à mesure qu'il se défait des charmes d'une belle époque que la guerre menace irrémédiablement.
C'est un livre de peu de mots malgré les apparences. C'est un livre de beaucoup d'idées. Beaucoup d'idées et peu de mots : c'est là toute l'intensité de la prose de Musil. Et si Musil a l'audace unique de nous faire sortir de la littérature, c'est que lui-même ne s'est jamais vu y entrer. On a souvent dit qu'il était beaucoup trop intelligent pour être écrivain. Il l'a prouvé in concreto. Il est le sortant magnifique, dans une tentative qui restera finalement avortée, puisqu'il a échappé à la vie avant que d'échapper à la littérature. On sent bien que Musil hait le rêve, sait qu'il est une calamité pour l'intelligence, et il ne saurait pourtant rien exprimer mieux que cela. Ce qui probablement a participé de sa déchirure, en même temps que du génie de l'oeuvre, lui qui s'est presque retrouvé condamné à la littérature, martyr de l'écriture, par impossibilité foncière de se déterminer. Il a semble-t-il choisi les mots pour suppléer à la trop grande amplitude du Vrai.
Et la modestie de Musil est admirable : elle transparaît dans sa minutie, sa haine du Verbe, de la métaphore, son humour aussi léger qu'il est pur. Ni roman ni essai, peut-être L'Homme sans qualités est-il un traité de l'existence, remède à l'attention de tous ceux qui seraient envahis par la tristesse de la vastitude du savoir moderne, qui pour élevé qu'il soit n'est plus à hauteur d'homme ; il n'est pas fortuit de voir qu'en même temps qu'apparaît l'homme sans qualités, c'est le savant universel qui disparaît. Moment de l'histoire où l'Homme devient incommensurable avec l'homme. Voilà ce que fut pour moi Musil ; ce qu'il a vu et ce dont il s'est acharné à rendre compte ; et je lui suis reconnaissant de ce qu'au fond, il n'a jamais été écrivain ; pour ma part je n'ai jamais fini d'être son lecteur.
yahia_ibn_arazam
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le 3 août 2014

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