Une légende se construit parfois autour d'un tout petit rien, la renommée d'une œuvre se résume parfois en un élément quasiment insignifiant, en tout cas mineur ; prenez l'exemple des pavés qu'a pu écrire Marcel Proust, vous verrez très vite que la plupart n'en ont retenu que l'épisode de la madeleine. Il en est de même pour ce curieux roman qu'est Don Quichotte, que beaucoup résument à la folie d'un homme attaquant des moulins qu'il considère comme de dangereux géants. Là se trouve une partie de l'intérêt de lire ces monuments de la littérature : aller au-delà de la légende.

Oui Don Quichotte est fou, difficile de le nier ; en tout cas fou car anormal, anachronique de par sa condition de chevalier errant dans une époque lointaine (le 17e siècle) où ce statut "professionnel" n'est déjà plus qu'un sujet de contes, ou plutôt de roman de chevalerie. Le romantisme exacerbé d'un homme accomplissant tout au nom d'une dame pour qui il réserve son amour, le vaillance mise en valeur par des combats fabuleux (au sens propre) contre des géants et des armées, la noblesse émanant d'un caractère fidèle, loyal et voué à l'honneur envers ses interlocuteurs (souvent seigneurs mais aussi pauvres gens) ; toutes ces notions ringardisées déjà à cette époque et que s'approprie le personnage de Cervantès ne sont plus d'actualités et le mettent à l'écart de la société. L'homme est à part, hors norme, donc fou.
Mais l'auteur, bien que décidé à se moquer des récits de chevalerie et de leur influence néfaste, n'en oublie pas moins de rendre justice à la sagesse qui émane par instant de son fier justicier. Ainsi, notamment dans la seconde partie, les personnages du roman (et le lecteur par la même occasion) seront frappés de la justesse des propos de Don Quichotte, de la sagesse de ses réflexions et de la qualité de sa rhétorique. Au point de ne plus savoir mesurer la part de folie dans l'esprit de cet entêté...
Il en est de même pour l'écuyer Sancho Panza, dont la bêtise sert de ressort comique à maintes reprises, qui se montrera lucide et juste dans ses fonctions de gouverneur... avant d'abdiquer pour cause de lâcheté. Fidèle mais lâche, plein d'esprit mais parfois idiot, agaçant puis attachant ; les contrastes construisent les personnages principaux du récit et leur donne l'épaisseur nécessaire à l'attachement au lecteur.

Dans sa construction, L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche est malgré tout répétitif et plein de défauts. La narration, bien que continue, laisse l'impression d'un rythme haché par la suite d'évènements mineurs et relativement semblables dans leur nature, et par la mise en place d'un schéma réitéré. Ainsi l'on pourrait résumer la première partie à : Don Quichotte croise des personnes/il voit dans cette rencontre une occasion d'acte de chevalerie (aventure, injustice ou autre)/il attaque malgré les supplications de Sancho/il se prend une raclée. Quant à la deuxième il s'agit de personnages secondaires se jouant de l'état d'esprit de Don Quichotte (mais aussi de Sancho parfois), lui fabriquant de toutes pièces une quête chevaleresque pour se divertir du comportement du héros, ou pour le ramener à la maison... et à la raison.
On touche là sans doute le gros défaut du roman, qui de ce fait se montre un peu long.
Cela est compensé fort heureusement par la grâce de ces instants de narrations au cœur du récit, lorsque des personnages tierces viennent conter leurs malheurs et amènent la légende au sein de la légende. Ces passages rappelant parfois les Contes de Mille et une nuits sont savoureux de nature mais aussi parce qu'ils brise le schéma répétitif évoqué ci-dessus.

Roman résolument moderne dans son ton (les injures qui parsèment parfois le récit surprennent toujours), riche dans les thèmes abordés (critique d'un certain genre littéraire, démonstration de la complexité de la notion de folie), Don Quichotte est un modèle d'humour, qui parvient à mêler le ridicule avec un souffle d'aventure. Malgré leurs défauts de construction, leur durée sans doute trop longue et une fin précipitée, les aventures du chevalier à la triste figure parviennent à séduire le lecteur. Difficile en effet de ne pas être happé par le récit de Cid Hamet Benengeli, narrant la confrontation d'une folie au monde réel, la naissance d'une amitié bâtie sur la loyauté et la fidélité. Peu importe au fond que Don Quichotte soit fou, que rien ne soit réel, si sa conviction l'est et détermine ce qu'il est.

C'est pour ça qu'on l'aime.
ngc111
8
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le 9 déc. 2014

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ngc111

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