Disposez ! Nom de Dieu... et réfléchissez ! personne ne le fera à votre place...

"Pénétrez en ma compagnie ! Exégètes de réclames pour savon à six sous, Lecteurs avides, au bon goût de déchriffrer les pensées de Pascal, un samedi soir, au fond d'une calèche fortuitement égarée dans les quartiers gris de Westminster ! Pénétrez dans les bas fonds de Londres ! Aphoristes endimanchés qui vomissez au digestif, dans une lueur alcoolisée, les convenables sentences ingurgitées au théâtre ou à la messe ; souffrez ! d'entendre les orgues miséreuses des chanteurs sur la place publique, les plaintes amères des mendiants, les roucoulements tautologiques des prostitués sur les quais, souffrez de voir leur proxénète les détrousser sous les lampes de vos propres gendarmes! Ne feignez plus d'observer la Lune gonfler le brouillard sur Soho, laissez le surin de Mackeath découper les nuées sombres et vous rendre la vue!

Disposez ! Nom de Dieu... et réfléchissez ! personne ne le fera à votre place..."

La modernité de L'Opéra de Quat'sous est fulgurante! Elle dépasse le contexte de rédaction, elle en dit long sur la lucidité de ses créateurs.

La musique tout d'abord puisque c'est par elle qu'on entre en premier lieu dans cet univers souterrain où la mendicité est un talent de comédien régi par l'industrie, où le vol est un art nécessitant l'agilité d'un danseur de ballet.
Les formes populaires telles que la complainte, la marche militaire, la chanson, le tango sont revisités par le génial Kurt Weill sous le prisme des gammes atonales. La musique en ressort presque personnifiée, tour à tour personnage et instance narrative.

Du point de vue de l'écriture, Brecht emprunte des sentiers à rebours de l'esthétique théâtrale qui lui est contemporaine. Les acteurs s'adressent directement à leur public. La pièce se divise en scénettes, en portraits de personnages colorés, toujours en demis teintes.
Le héros Macheath, par exemple, provoque un double effet : attraction / répulsion comme en témoignent les deux principales sources d'inspiration de Brecht : Dom Juan et Jack l'éventreur. Du criminel venu de l'enfer, il hérite des instincts bestiaux, de la violence et d'un certain penchant pour le meurtre, avec Dom Juan, il partage le goût des femmes, une classe et un charme naturel mais également une intelligence manipulatrice qui lui permet, parfois difficilement, de s'extirper de situations amoureuses délicates.

Brecht est également un parolier hors pair. "La ballade de Macheath le Surineur", "La chanson de Salomon", "La ballade des assouvissements bas", "Jenny la pirate", autant de chansons autonomes fonctionnant indépendamment de leur oeuvre originale.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur la richesse de cette oeuvre maîtresse, du traitement réversible du cliché, de l'ironie, de la sentimentalité, du cynisme, de la réflexion politique, humaine et religieuse, de sa démarche exceptionnelle visant un public populaire, du choix de chanteurs plus ordinaires que lyriques, de l'ajout de banjo et de la guitare hawaïenne dans l'orchestre...
Rarement dans les oeuvres de tout temps l'âme humaine a été peinte avec autant d' exactitude, refusant un romantisme déplacé, acceptant les vrais paradoxes de l'amour, l'esclavage des sens, l'instinct bestial.

Brecht et Weill refusent le manichéisme. Macheath, allégorie du Brigand populaire est-il un héros tragique, un bâtard divin? une victime de cette société avilie et hypocrite? ou un monstre sanguinaire, tirant profit de la corruption humaine et de nos faiblesses, la tête difforme et hideuse du sombre corps sociale?
L'intemporalité d'une telle interrogation n'a d'égale de celle de L'Opéra de Quat'sous. On a pas fini de questionner le fantasme du brigand populaire, Macheath rejoint les Fantômas, les Raffles, les Lupins, les Latudes au panthéon des sûretés, des bastilles et des geôles sordides scotland yard. On a pas fini d'apprécier la légende et le mystère sans fin de cet homme, au cou balafré, au gants de chevreaux glacés blancs, à la canne au pommeau d'ivoire arpentant immuablement les quais de Londres, un surin sous le veston...
Vividly
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le 3 nov. 2011

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Vividly

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