Amateur de SF, de romans noirs et autres bizarreries, je ne rechigne cependant pas à lire des ouvrages plus consensuels. Il m’arrive même de choisir des prix littéraires, comble de l’embourgeoisement ! L’Ordre du Jour d’Eric Vuillard a été récompensé en 2017 par le prix Goncourt, excusez du peu ! Depuis belle lurette, je m’étais promis de lire un titre de l’auteur français, mon petit doigt s’étant laissé dire qu’il revisitait l’Histoire à l’aune d’une plume érudite et ironique. Promesse tenue, dont je retire de surcroît un sentiment de jubilation mais aussi d’accablement, comme on va le voir.


L’Ordre du Jour raconte d’une manière peu académique le naufrage prévisible et pourtant inexorable des démocraties européennes face aux coups de force de la dictature nazie dans les années 1930, de la mise en place du régime au lendemain du 30 janvier 1933, jusqu’à l’Anschluss, moment fort du récit dont Eric Vuillard explore le hors-champs non sans une certaine malice.


Au-delà de la limpidité du propos, l’ouvrage est un curieux objet, ne relevant ni de la fiction ni de l’essai historique. De cet entre-deux naît un récit puisant dans l’Histoire la matière de sa dramaturgie. Eric Vuillard a en effet parfaitement compris la part tragique que recèle l’enchaînement des faits historiques. Il en révèle la contingence et l’aspect propagandiste de sa cristallisation dans la mémoire collective, la Grande Histoire étant bien souvent aux yeux des politiques une manière de masquer la bassesse, l’aveuglement et la lâcheté des hommes.


Dans L’Ordre du Jour, Eric Vuillard commente les coulisses bêtement humaines du jeu politique des années 1930, livrant les faits à son analyse grinçante. Il tourne en dérision les événements pour en pointer le côté tragique, désespérant, ou plus simplement comique. Il dresse aussi le portrait de quelques personnages éminents dont il s’efforce de gommer la patine historique pour révéler l’humanité brute. Adolf Hitler, bien sûr, dont la personnalité névrotique oscille entre la rage vociférante et une attitude affable, voire polie avec ses interlocuteurs. Goering, dont le goût prononcé pour les uniformes de fantaisie et la morphinomanie se conjuguent aux désordres mentaux, nourrissant ses penchants suicidaires. Mais aussi, Keitel, Ribbentrop


Mais, Eric Vuillard ne se limite pas aux personnages les plus connus. Il étend le spectre de son étude aux seconds rôles. Le chancelier autrichien Schuschnigg, petit dictateur de pacotille qui a cru opposer au national-socialisme un national-catholicisme aux apparences plus policées. Arthur Seyss-Inquart, zélé second couteau, antisémite bon teint et laquais dévoué du nazisme en Autriche, puis par la suite aux Pays-Bas, ce qui lui vaudra le grade de Gruppenführer dans la SS et la peine de mort à Nuremberg. Sans oublier les vingt-quatre représentants du grand patronat allemand dont l’identité se confond avec leur raison sociale. Les Krupp, BASF, Bayer, Agfa, IG Farben, Siemens, Allianz, Telefunken… Des noms anodins contribuant encore à notre quotidien et que l’on associe plus guère à l’ignominie du nazisme auquel ils ont amplement contribué.


Bref, L’Ordre du Jour apparaît comme une comédie humaine absurde qui laisse sans voix. Un récit pétri de lâcheté, de vulgarité et d’actes mesquins, rythmé par la folie homicide des nazis, leur brutalité et l’hypocrisie politique des dirigeants européens. À l’heure d’une Europe tiraillée entre les populismes et des classes dirigeantes sans idéal politique, lire Eric Vuillard semble plus que jamais salutaire.


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leleul
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le 22 juin 2018

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