L'Éveil
4.7
L'Éveil

livre de Line Papin (2016)

L'éveil n'a pas eu lieu. (Prix SensCritique, première lecture)

Je suis une vieille conne.
A vingt-trois ans, après des années de lecture et six ans de critiques ici, je suis une vieille conne, bercée de lectures classiques, spécialiste du XVIIIe siècle, qui ne jure que par de grands auteurs reconnus ou oubliés mais tous morts depuis bien longtemps (exception faite de Kundera, seule idole littéraire vivante à ce jour). Je crache beaucoup sur la littérature ultra-contemporaine, que j'ai peu lue, en me disant au fond que peut-être ce n'est qu'un préjugé d'étudiante bobo lettrée, que peut-être je n'ai pas eu de chance et que je n'ai pas lu les bonnes oeuvres. Pourtant, je suis persuadée qu'il existe au XXIe siècle de grands auteurs qui seront, je l'espère, étudiés un jour (Eric Chevillard, Edouard Louis, pour n'en citer que deux rapidement) et reconnus par la sacro-sainte et impitoyablement rigoriste vulgate universitaire. Pourtant, quand je lis parfois des bouquins récents, je vois que mon mépris pédant et honteux pour cette littérature n'est pas gratuit.


C'est en lisant L'Eveil, premier roman de Line Papin, que je me souviens précisément pourquoi je ne fais aucun cas des rentrées littéraires ; pourquoi je ne m'y intéresse pas, pourquoi je préfère me taper des valeurs sûres plutôt que de chercher dans le flot bourbeux de la médiocrité actuelle une perle, existante certainement mais introuvable dans un tel gloubi-boulga. Je déteste le côté creux, verbeux, prétentieux d'une bonne partie de la littérature qui se fait actuellement. Une espèce de tendance à vouloir (comme l'a très bien dit Moizi dans sa critique) utiliser le plus de tournures pompeuses possibles, agrémentées de quelques vulgarités pour faire bien et jeune, pour ne rien dire d'intéressant, sans apporter aucune réflexion un tant soit peu palpable, sans rien faire voir d'autre qu'une galerie de portraits stéréotypés dans lesquels se masturbe l'auteur, oscillant entre la légèreté et le babillage féminins, et la noirceur inaccessible et paternelle d'un homme gentiment viril et cultivé.


Il y a pourtant une progression dans l'oeuvre (et en ceci je rejoins une fois de plus Moizi), qui la rend moins insupportable au fur et à mesure de la lecture, et qui répond à un glissement (qui n'est pas dénué d'intérêt ni de finesse) dans le sujet de la narration : d'une pâle et stupide histoire d'amour (ou plutôt de l'histoire d'une meuf innocente qui s'amourache d'un inconnu érudit et torturé et s'incruste chez lui sans vouloir lui lâcher les basques) qui donne son titre au roman, on en vient peu à peu à une sorte de triangle amoureux, dont la pointe est le souvenir d'une autre, infiniment plus intéressante que l'héroïne dont le nom français écrit à l'américaine m'horripile (Juliet - on se croirait dans un roman de Marc Lévy où les personnages sont beaux et américains, vivent dans un loft beau et américain, et ont une romance belle et américaine ; connards d'Américains ; pardon ; heureusement que le personnage principal critique un peu cette anglophonie ridicule), qui hante le personnage principal (qui lui, n'est pas nommé, et on pourra voir là une curiosité signifiante). Bref, arrêtons avec ces odieuses parenthèses, tout ça pour dire que le sujet du livre se déplace et semble parvenir à donner une certaine substance au récit, en le rendant un peu moins pénible et un peu plus simplement écrit.


Dans l'absolu, l'écriture n'est pas mauvaise ; elle est simplement insupportable. L'autrice s'évertue à placer tous les mots compliqués et techniques qu'elle connaît dans les premières pages de son roman, en les plaçant dans la bouche de personnages qui ne peuvent les connaître (il suffit de lire un peu plus le livre pour s'en rendre compte), ce qui crée un verbiage pâteux, inadéquat, absolument pas crédible. Pas que la crédibilité soit une condition sine qua non en littérature, ou un gage de qualité ; simplement, ça ne passe pas ici, ça ne rime à rien, et tout ce qui pourrait être beau n'est que mièvre. La scène de la rencontre entre la harceleuse et le futur mort-vivant est ridicule de par sa tentative infructueuse de mettre en scène une beauté singulière au milieu d'une beauté collective de façade, car l'autrice ne parvient pas à être subtile et ne réussit qu'à dire trop, qu'à insister lourdement et à tuer dans l'oeuf le charme américanisant de l'incipit - à la façon dont un Besson fait passer au ralenti une image de guépard dans Lucy pour bien faire comprendre au spectateur ahuri qu'un individu X est dangereux, beurk. On est dans le tape-à-l'oeil tapageur, et pas dans la littérature de qualité. Cet éveil de la jeune héroïne n'est qu'une illusion ; et j'aimerais dire que ce constat est le fruit d'une volonté de l'autrice, mais je ne le crois pas, car je ne vois aucune distanciation dans la narration entre le début et la fin du livre. Il y aurait eu pourtant quelque chose à faire ; mais l'héroïne semble engoncée dans son rêve d'amour bleu, dans son individualité qui ne comprend pas grand-chose - parce qu'elle ne le peut pas - tout comme le héros, d'ailleurs, qui s'enfonce parallèlement dans des sanglots suicidaires assez clinquants et irritants à la fin du livre. Là où la structure en chiasme pourrait être savante, elle n'est que de surface, et ne rattrape pas les méandres d'ennui du début.


Il serait donc hypocrite de nier un certain potentiel à ce premier roman ; il pourrait être intéressant, grâce à quelques éléments que l'on distingue de ci de là, malheureusement noyés dans l'insuffisance générale. Irritants surtout ces personnages peu consistants, comme inachevés, comme coincés dans la case minuscule des attributs traditionnels de leur sexe, comme crevés par la présence de la pointe du triangle qui les surplombe, qui constitue un assez beau portrait de mater dolorosa, de jeune personne perdue (sans sombrer trop avant dans les clichés de la jeunesse désabusée, on est plus dans le registre du mal-être psychiatrique), mais qui ne peut faire advenir à lui tout seul une oeuvre de qualité.


J'espère de tout coeur que la suite de ce Prix SensCritique du premier bouquin sera un peu meilleure, pour ne pas avoir l'impression d'avoir seulement contribué à une campagne de marketing creuse. Allez, la suite !

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le 13 sept. 2016

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Eggdoll

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