Ecrivain jésuite et savoyard mais intellectuel de la fameuse "french theory", Michel de Certeau prend partie en faveur de mai 68. Dans l'air du temps, il pratique l'interdisciplinarité : philosophe, historien (La fable mystique : XVI et XVII siècle), épistémologue (L'écriture de l'histoire) et même proche de la psychanalyse puisqu'il fonde l'Ecole freudienne de Paris avec Lacan (ce qui pour moi ne joue pas en sa faveur).


Dans cet ouvrage sur les "arts de faire", il a un projet pour le moins ambitieux.
Pour lui, l'image du consommateur avalant les images passivement devant son téléviseur est tronqué. Le consommateur créé, il joue avec ce qu'on lui impose, "il ruse" - à la manière de ces indiens qui réinscrivaient les pratiques et les codes que leur imposait le colonisateur espagnol dans un autre système symbolique, qui les travestissaient faute de pouvoir leur échapper. Ainsi, de Certeau fait une distinction entre la stratégie, oeuvre d'une raison technocratique et de ses promoteurs, plus généralement environnement imposé par le pouvoir, de haut en bas, et la tactique, ruses de tous les jours qui biaisent, jouent avec, tordent et distordent cet environnement.


Il essaie donc, dans ce qui se présente comme un défrichage et non comme une étude exhaustive, de retracer ces agissements quotidiens de tous contre les stratégies de pouvoir dans différents domaines : la langue parlée contre la langue scientifique, la pratique de la ville contre l'urbanisme fonctionnaliste ou des métropoles mondialisées, la lecture contre l'écriture … Le joueur comme créateur, le consommateur comme producteur.
La dernière partie de son livre porte sur la question des croyances et des liens entre religion et politique. Ce n'est pas la partie la moins intéressante et la moins actuelle du bouquin.
Il dialogue également avec de nombreux penseurs, de Wittgenstein à Foucault en passant par Kant, Freud et Bourdieu, s'en inspirant ou montrant leurs limites.


Au niveau du style, s'il est parfois jargonnant, notamment dans ses analyses linguistiques - années 1970-80 obligent -, il a une langue assez étonnante, parfois poétique, parfois plus vive, et se réfère à de nombreux exemples et éléments contemporains, qui parlent au lecteur lambda.


A mon sens, ce livre est une défense du peuple contre tous ceux qui le méprisent, mais ce n'est ni le Peuple romantique de Michelet, ni le peuple de la Terre et des Morts de Barrès, ni le peuple de gauche, acteur fantasmé d'une histoire collective.
Il s'agit d'un peuple qui ne flotte pas en l'air, qui s'incarne dans des individus anonymes. Mais, chose étonnante (car jusque là on pourrait penser tout simplement à un individualisme classique dans une perspective libérale), il l'oppose à la logique utilitariste qui semble dominer nos sociétés depuis déjà bien longtemps. Contre l'homo oeconomicus rationnel, l'individu chez de Certeau est celui qui investit la matérialité d'affectivité, qui bricole avec le donné, pour créer autre chose.


Je finis cette petite critique par une citation qui clôt la partie 4 de l'oeuvre ("Usages de la langue") et résume assez bien l'esprit du livre.



Mais là où l'appareil scientifique (le nôtre) est porté à partager l'illusion des pouvoirs dont il est nécessairement solidaire, c'est-à-dire à supposer les foules transformées par les conquêtes et les victoires d'une production expansionniste, il est toujours bon de se rappeler qu'il ne faut pas prendre les gens pour des idiots.


Adrisengard
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le 1 déc. 2016

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