Ça avait commencé par un mauvais présage. La douce personne qui vit à mes côtés m'avait averti:
"Qu'est-ce que tu va t'embêter avec John Kennedy? Encore ta manie des enquêtes! Après tout ce temps c'est pas toi qui vas trouver qui l'a tué! Ne lis pas ce livre!"
Je n'en fis rien. Séduit au début par l'humour du style je lus d'une traite une centaine de pages. Mais au bout d'un moment la compagnie de ce crétin arrogant d' Ignatius Reilly, le gros enfoiré à la casquette verte, le cinglé du Quartier Français, l'ouragan Katrina du bonheur domestique, commença à me peser comme si c'était moi qui avais bouffé les tonnes de hot-dogs dont il s'empiffrait. Et les sketchs récurrents avec les personnages qui l'entouraient, comme la très sénile Miss Trixie, me gonflaient encore plus. J'ai donc abandonné le livre au Cimetière des Livres Jamais Finis et je suis passé à autre chose. Jusqu'à cette anecdote assez incroyable qui m'est arrivé des mois plus tard.
Alors que j'attendais assis dans le photomaton le flash pour mes photos d'identité, on tira brutalement le rideau, un individu plongea sous mon siège et me brandit un machin informe sous le nez. Il me lança alors sans s'excuser: "Je viens de retrouver mon bonnet vert!".
C'est que j'avais oublié que ça existait réellement les gens comme Ignatius. Ces créatures qui sortent des égouts tous les vingt ans pour pourrir la vie de leur entourage.
Et j'ai donc achevé le livre, en étant passé de la rigolade à la haine, en me demandant comme tout le monde quand les messieurs en blanc allaient enfin embarquer ce nuisible dans leur voiture à sirène deux-tons. Et je me suis interrogé sur le créateur du monstre: John K Toole. Comment un type aussi talentueux avait-il pu se suicider ? Il était donc si isolé qu'il n'a jamais pu trouver personne pour l'aider? Car il en avait du potentiel, c'est sûr. Il aurait pu devenir scénariste à Hollywood, créer des pièces de théâtre, faire une série de BD avec l'aide d'un bon dessinateur. Et pourquoi si jeune, à trente deux ans? J'ai finalement trouvé la clé de l'énigme: John K Toole était devenu un être entièrement pur après avoir mis toute sa part négative dans son personnage d' Ignatius. Et c'est son personnage qui finalement l'a tué.