L’introspection d’un héros incertain et emblématique.

Italo Svevo (1861-1928) publia vers la fin de sa vie, en 1923, ce dernier roman reconnu comme son chef d’œuvre, un livre marqué par la décadence de l’empire austro-hongrois et la période de basculement du monde dans laquelle il vécut dans sa ville de Trieste, carrefour européen et caisse de résonance de l’Histoire. Le personnage central de ce roman, Zeno, un homme inconstant et insaisissable, semble être le cousin de «L’homme sans qualités» de Robert Musil, et une figure emblématique de la littérature du XXème siècle.


«- La vie n’est ni belle ni laide, dis-je. Je trouve plutôt qu’elle est originale.»


Suite au conseil de son psychanalyste, Zeno Cosini, rentier de cette zone frontalière fascinante de Trieste, explorateur minutieux de ses propres gestes et émotions, consigne en ce début d’année 1915 ses souvenirs dans un journal rédigé à la première personne, monologue intérieur et support de son travail d’introspection.


Être d’une grande duplicité, velléitaire, irrésolu, hypocondriaque et désinvolte, Zeno est un antihéros pour qui la vie est finalement plutôt douce. On ne l’aime ni on ne le déteste, mais on s’attache à son humanité, tout simplement. Zeno nous livre ici ses faiblesses, alternant lucidité et complaisance, et son destin s’avère plus radieux que celui de ceux qui l’entourent, et qui semblaient au départ doués de dons et d’une propension au bonheur beaucoup plus grands.


Enrique Vila-Matas parle très justement des contradictions universelles qui habitent Zeno, dans la chronique consacrée à Italo Svevo (Fumer à Trieste), dans son livre «Pour en finir avec les chiffres ronds» :
«Nous sommes inconstants et toutes les contradictions se retrouvent un jour en nous sous une forme ou une autre. Timides insolents, chastes dépravés, charlatans taciturnes, menteurs et sincères. Nous sommes tout cela à la fois. Zeno en était un génial condensé.»


L’objet des investigations intimes de Zeno est tout d’abord la cigarette, et avec elle le rituel toujours répété de la dernière d’entre elles, puis l’épisode bouleversant de la mort de son père, son mariage et les relations avec son épouse et sa maîtresse, qui montrent au passage l’amplitude des bouleversements des relations maritales et sentimentales depuis un siècle, sa paresse de rentier, ses expériences commerciales malheureuses et l’illustration d’une certaine décadence, celle du capitalisme de ce début de XXème siècle et de la première guerre mondiale qui envahit le roman dans le dernier chapitre, avec en conclusion ce qui semble être une vision prémonitoire des cataclysmes de la seconde guerre mondiale.


«Giovanni Malfenti satisfaisait ma passion de la nouveauté. Il était très différent de moi et de toutes les personnes dont j’avais jusqu’à présent recherché la compagnie. J’étais assez cultivé, après deux cycles d’études universitaires et à cause de ma longue inertie (je crois l’inertie très constructive). Lui, au contraire, était un grand négociant, ignorant et actif. De son ignorance résultait une force sereine dont le spectacle faisait mon enchantement et mon envie.
Malfenti avait alors cinquante ans environ, une santé de fer, un corps énorme : gros, grand et pesant plus d’un quintal. Les rares idées qui s’agitaient dans sa large tête étaient par lui si clairement conçues, si parfaitement assimilées, si constamment appliquées à sa pratique des affaires qu’elles semblaient faire partie de sa personne, au même titre que ses membres. […]
Il était tout disposé à m’instruire ; il inscrivit même sur mon carnet les trois commandements où se résumait, selon lui, le secret d’une entreprise prospère : I. Il est inutile de savoir travailler, mais qui ne sait pas faire travailler les autres périt ; II. Il n’existe qu’un grand remords : celui de n’avoir pas agi dans le sens de son intérêt ; III. En affaires, la théorie est très utile, mais elle n’est applicable qu’une fois l’affaire liquidée.»


Retrouvez cette note de lecture sur mon blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/10/30/note-de-lecture-la-conscience-de-zeno-italo-svevo/


Pour acheter à la librairie Charybde (sur place ou par correspondance) ce roman traduit de l’italien par Paul-Henri Michel pour les éditions Gallimard en 1954, c’est par là :
http://www.charybde.fr/italo-svevo/la-conscience-de-zeno

MarianneL
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le 26 janv. 2013

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