Pour comprendre comment une société profondément malade affecte psychologiquement un individu, « La culture du Narcissisme » est un ouvrage essentiel. Le caractère actuel de l’œuvre est par ailleurs à peine croyable : écrit en 1979, il aurait pu être publié hier !
Ce livre met des mots sur la personnalité de l’individu narcissique moderne, en retraçant l’évolution pris par la société capitaliste de consommation contemporaine. Il permet de diagnostiquer les maux qui habitent chacun d’entre nous, et ce n’est pas une introspection des plus agréables. Je dresserai ici le portrait psychologique de l’individu narcissique laschien.
Narcisse est caractérisé par son repli dans la sphère privé et personnel : il ne voit le monde qu’en fonction de lui-même. Les synonymes du narcissisme au sens de Lasch sont égocentrisme et individualisme.
Ainsi, il est radicalement déraciné, et à un rapport au temps particulier. Alors qu’autrefois, les gens avaient conscience de leur héritage et de leur appartenance, et qu’ils prenaient à cœur leur devoir de transmission à la postérité, Narcisse est complètement détaché de l’Histoire, sa vie est une singularité temporelle et sa perception du temps est discontinu. Il ne se sent ni lié au passé, ni au futur. Il est profondément nihiliste, car il ne croit souvent en rien qui le transcende : ni une religion, ni une cause, ni une idée, ni une philosophie.
Par conséquent, il a une peur maladive de vieillir, et encore plus de mourir. Il entretient un culte de la jeunesse et du changement, et a horreur de la maturité et de la stabilité. Le développement et la mobilité sont au centre de ses préoccupations, par peur de la stagnation.
Narcisse se place dans une optique de conservation et de protection personnelle absolue. Ainsi, il a beaucoup de mal à s’engager pleinement dans quoi que ce soit, notamment dans les relations amicales et amoureuses. Les relations interpersonnelles qu’il entretient servent uniquement ses intérêts, à savoir principalement la reconnaissance et l’admiration. Il craint la dépendance et la trahison. Cette protection de soi passe également par l’impossibilité du « lâcher-prise » qu’on peut trouver via l’art, la religion ou la sexualité.
Narcisse est individualiste, agit et pense en fonction de ses intérêts. Produit de la société de la consommation, il est insatiable et vit pour voir ses besoins immédiatement satisfaits. Il recherche la reconnaissance et l’admiration d’autrui, d’où une fascination pour la célébrité.
Narcisse observe une surveillance accrue et anxieuse de lui-même, joue un rôle superficiel en société, porte une attention maladive aux détails de son caractère (ce qui n’est, selon l’auteur, pas équivalent, à une auto-analyse calme de soi).
Face à une perte de sens dans son travail et dans sa vie quotidienne, Narcisse tente d’échapper à l’inauthenticité de sa vie par le détachement ironique, la désinvolture et la démythification, tout en ne changeant rien à leur condition. Cette distanciation rassure Narcisse et le conforte dans sa supériorité et sa sophistication intellectuel face à un environnement qui, dans les faits, le domine complètement.
Narcisse est avant tout profondément nihiliste : il ne croit plus en rien. Les progrès scientifiques ont permis progressivement d’expliquer l’inexplicable, et ont entrainé dans le même temps le déclin de la religion (« Dieu est mort », disait Nietzsche au XIXe siècle). Plus récemment, le sens de la patrie et de l’attachement à l’histoire a drastiquement chuté, et très peu d’occidentaux seraient aujourd’hui prêts à sacrifier leur vie au nom d’une nation plus grande qu’eux. La famille et les communautés se disloquent également : autrefois plusieurs générations cohabitaient dans une grande demeure, située dans un village où tous les habitants entretenaient des liens forts ; désormais, les générations les plus anciennes meurent à petit feu dans des maisons de retraite, les plus jeunes partent étudier ailleurs, et les parents divorcent de plus en plus. Narcisse, ne pouvant plus s’attacher à quelques croyances ou principes que ce soit, se replie sur sa propre personne, et cherche à tout prix à affirmer au monde entier qu’il existe, dernière certitude à laquelle il peut se raccrocher.
Lasch n’incrimine pas l’individu moderne : il condamne la société et le sens pris par l’Histoire. L’individu est déterminé par les conditions objectives et matérielles, et ne peut échapper aux évolutions socio-économico-culturelles lorsque sa personnalité se construit. Lasch ne donne pas véritablement de remède à ces maux contemporains, excepté à la fin du livre : « Les meilleures défenses contre les terreurs de l’existence sont les conforts simples de l’amour, du travail et de la vie familiale qui nous relient à un monde indépendant de nos désirs et répondant pourtant à nos besoins. » (p.388), mais ces remèdes sont justement ceux desquels Narcisse est privée par sa pathologie. La première étape de la guérison est certainement la compréhension et l’acceptation des symptômes.
J’exprimerai néanmoins quelques réserves sur les analyses psychanalytiques de l’auteur, que j’ai souvent mal digéré (l’enfant narcissique a peur de sa mère car elle aurait castré son père avec son « vagin plein de dents » …). Je tiens également à signaler que j’ai préféré la première partie de l’ouvrage à la seconde. Dans la seconde partie, Lasch rejette en bloc l’Etat providence et l’intrusion de l’Etat dans les mœurs, ce qui s’entend tout à fait, mais critique parallèlement l’incitation à la pratique sportive et au soin ; critiques qui, selon moi, sont infondées et n’aboutissent pas forcément à la dégradation de la famille dépeinte par l’auteur.
Cet ouvrage reste néanmoins un coup de cœur, pour avoir changé mon regard sur la société, sur les individus modernes, sur moi. L’auteur signe de merveilleuses pages sur le déracinement historique, la peur de vieillir, la société de consommation, le travail, le marquis de Sade et la société du désir.

Amarogg
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le 23 févr. 2021

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