Les grands textes sont étranges, et semblent écrits dans une sorte de langue étrangère .


Fini de jouer, plus de déguisement, plus de maquillage, plus de commande de roman,
plus de sourires de circonstances, plus de poignées de mains, plus d'argent à gagner, le rideau tombe.
Ce soir de 1936, à quarante ans, Fitzgerald est devant sa page, dans le noir,
et il a rendez vous avec lui même.


"L'homme le plus seul est aussi le plus fort" disait Isaac Babel.


Scott a les yeux secs et il se retrouve au creux de la nuit,
face au costume de sa vie, dans son armoire plongée dans le noir, au fond de la pièce.
Bunny Berigan et les frères Dorsey s'évanouissent au loin dans l'écho, la fête est finie et les invités sont tous partis, il n' y a plus rien à faire pour les retenir, et on n' a rien vu passer de la fête, à vrai dire ...


Le recueil "La Fêlure",dans mon souvenir, c'est 400 pages sur le mirage de l'enfance, un doux soleil, se retrouver avec une petite amoureuse en haut d'une roue dans une fête foraine, les copains en bas, et soudain, au détour d'une rue, le désert adulte, des avenues vides et poussiéreuses...


Et puis, au bout du livre, il y a ce texte qui m'occupe ici, "The crack-up",qu'on pourrait traduire par
" L 'effondrement" ; il est 3h du matin, il n'y a plus personne dans les parages, silence et obscurité, et pour Scott, il est l'heure d' écrire ce qu'il y a au fond de lui, dans sa prairie, la nuit.


" Toute vie est bien entendu un processus de démolition "


"La vie, il y a dix ans, était pour une bonne part affaire personnelle. Il fallait tenir en équilibre le sentiment de la futilité de l'effort et le sentiment de la nécessité du combat ...
Je me dépensais à vivre, mais je m'aperçus tout d'un coup que je m'étais fêlé avant l'heure... Ce ne fut pas une période malheureuse, je m'en allai et vis moins de gens.
Je m'aperçus que j'étais fatigué pour de bon. Je faisais des listes et je les déchirais,
des centaines de listes, des commandants de cavalerie, des joueurs de football,
des maisons que j'avais habitées (...)


" Je me rendis compte que pour préserver quelque chose - un silence intérieur peut-être,
et peut-être non - je m'étais sevré de toutes les choses que j'aimais, que tous les actes de la vie, me brosser les dents le matin et avoir des amis à dîner le soir, me demandaient
désormais un effort. Je m'aperçus que depuis longtemps je n'aimais plus les gens ni les choses, et que mes rapports de hasard - avec un directeur de journal, un marchand de tabac, l'enfant d'un ami, se bornaient seulement à ce que je me rappelais qu'il fallait dire, d'après le passé..."


Il faudrait tout citer.


Je pense à John Hodiak au début de "Somewhere in the night" quand il ne sait plus qui il est,
je pense à Chandler, " les pièges les plus redoutables sont ceux que tu te tends à toi même",
je pense au labyrinthe en ligne droite de Borges.,
à la mort du major Amberson et la lumière du soleil qui approche,
à " nous ne sommes pas des êtres humains ayant une expérience spirituelle ;
nous sommes des êtres spirituels ayant une expérience humaine."


Dans ce texte crépusculaire, comme écrit dans un état second, il est question de désincarnation : Scott se dégage de Fitzgerald.
Il n'y a plus à se protéger, Scott écrit au bout de l'iceberg, là où il a enfin oublié son nom et qui il était, sa réputation n'est plus à faire, elle a fondu, il ne mange plus dans la main du maître, il redevient Basil pendant les vacances d'été.....


Toute une vie pour revenir à l'innocence, cette joie innefable de l'enfance,
puis tout ce bruit, ces verres cassés, cette inquiétude, cette volonté de lucidité et cette volonté de somnolence, ces fantômes, ce cauchemar climatisé, ces décisions, prendre la plume, faire quelque chose de soi-même, se vendre, venez me chercher sans que j'ai à crier ... le besoin de se perdre pour se trouver...
Ne suis que cela ? un fantôme parmi les fantômes, mobile dans l'élément mobile ?


Il n'y a jamais eu d' âge d'or, seulement une insouciance pour recouvrir le désordre,
et la volonté de faire tournoyer tout dans une fête superficielle.
"Splendor in the grass" maintenant, le réveillon avant les suicides...


Rester fragile.
"Briser la mer gelée en nous" comme disait Monsieur K.


"C' était un brouillard dangereux, mon immolation de moi-même était une fusée sombre et mouillée, ( j'ai été voir G.P. et son "homme qui dort")
" J'avais regardé pendant six mois un de mes contemporains célèbres caresser l'idée de la Grande Sortie"
( Hemingway ?)


Je ne vous dis pas le 10ème des fusées de secours éclairantes présentes ici ...
Descendre au fond de soi même pour mieux remonter vers la surface.


" Lorsque j' eus atteint cette période de silence, je fus contraint de prendre une mesure que personne n'adopte volontairement : je fus obligé de réfléchir. Bon Dieu, ce n'était pas facile. C'était comme déménager de grands coffres secrets. A la première pause que je fis, épuisé, je me demandai si j'avais jamais réfléchi."


" A 3 heures du matin, un colis oublié prend une importance aussi tragique qu' une condamnation à mort, et dans la nuit véritablement noire de l'âme, il est toujours, jour après jour, trois heures du matin."


" J' avais le sentiment d'être debout au crépuscule sur un champ de tir abandonné, un fusil vide à la main, et les cibles descendues."


J 'ai rarement vu autant d'images en lisant des mots.
En pleine nuit, au fil des phrases, Fitzgerald se place en pleine lumière pour lui même,
et se met à voir sa vie comme jamais, étrange et limpide,son écriture le fait ressortir de l'autre coté du trou noir, où tout est dégagé.


New Deal.


Maintenant tout est net, il n'y a plus à avoir peur, c' était un jeu brutal.

Pour Scott, le grand sommeil arrivera 4 ans plus tard, un peu avant Noël.


Vas-y, Scott, tu peux dormir, maintenant ...

Quantiflex
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le 28 avr. 2012

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