[Spoils induits par cette critique : pour les lecteurs non-initiés, je recommande de lire d'abord le livre, car ce serait dommage que le suspense, saisissant, leur soit ruiné par ma critique]

On ne répètera jamais assez à quel point Asimov est un génie. "La Fin de l'Eternité" n'est sans doute pas son œuvre la plus connue, loin de ses cycles de Fondation et des Robots, touffus, passionnants et étirés. C'est pourtant à mes yeux l'un de ses tout meilleurs livres.

On y retrouve bien évidemment son style assez peu commun, donnant la part belle aux dialogues et allant droit au but, aux entrées en matière abruptes et aux descriptions somme toute laconiques. Nous ne sommes pas ici dans un verbe ampoulé, boursouflé de figures de style, recherchant l'opulente beauté de la langue, mais dans un discours direct, net, efficace.

Et pourtant (oui car pour moi, c'est presqu'un paradoxe, vis-à-vis de ce style quasi "simpliste" que je viens d'évoquer), je ne laisse de me passionner pour ce qui se trame dans cette Eternité. Les voyages de Harlan à travers les siècles, les intrigues de Finge et Twissell, l'apprentissage de Cooper, la romance entre Harlan et sa dulcinée Noÿs Lambent, tout cela me saisit et capte mon attention d'une manière exemplaire, au point que je ne semble jamais vouloir lâcher le livre avant d'avoir découvert le fin mot de l'histoire. Le suspense de la première lecture est confondant ; mais la saveur de la deuxième lecture n'en est pas moindre. L'histoire est simplement passionnante.

Mais au-delà de cela, ce qui est proprement formidable, c'est la réflexion sous-jacente, et la force de pénétration de l'esprit de l'auteur dans la réalité de l'espèce humaine et de la civilisation. Niveler le bien-être général est-il la meilleure voie pour l'humanité ? L'Eternité se targue de calculer les Réalités maximisant ce bien-être général, en éliminant autant que possible crises et malheurs, et en corrigeant en permanence l'Histoire des siècles. Peut-on contester le bien-fondé de cette intention ? Nous ne sommes pas ici dans une dystopie comme le Meilleur des Mondes de Huxley, où le "bonheur", conçu avant tout comme satisfaction matérielle, serait érigé en principe totalitaire. Non, il n'y a pas ici de Big Brother, pas d'esprit machiavélique désireux d'abêtir et d'asservir les masses pour asseoir son pouvoir et sa richesse. Même le Calculateur Twissell et le Comité Pan-Temporel ne semblent pas des savants fous débordés par leur hybris. L'Eternité n'est qu'une institution, fondée avec les meilleures intentions du monde. Une sorte de super-ONU indolore et indiscutée, mais apte à changer la réalité du monde. Quel mal y a-t-il à cela ? Si nous avions, nous, une telle institution, capable d'arrêter toutes les guerres, de mettre fin à la famine, d'éradiquer les maladies et de garantir à chacun, peu ou prou, un bon niveau de vie, le tout en ne faisant dévier la Réalité que d'une pichenette insignifiante (le fameux Changement Minimal Nécessaire), ne saisirions-nous pas cette chance ?

Le paradoxe est que, pour l'Humanité prise dans sa globalité, cela ne serait pas nécessairement souhaitable. "En balayant les désastres de la Réalité [...], l'Eternité supprime aussi les triomphes."
L'aspect terrifiant de cette morale est qu'elle peut résonner comme une justification des horreurs. Je crois qu'il faut plutôt y voir une douloureuse vérité. Anéantir le risque et maximiser le confort pour chacun revient à tuer l'esprit d'initiative, d'aventure, c'est-à-dire tout ce qui a fait l'histoire de l'Homme, le poussant à repousser ses limites. Il ne faut pas non plus oublier que de très importantes et nombreuses innovations technologiques (notamment) sont apparues à la faveur des circonstances d'extrême tension que représentaient les deux guerres mondiales.

La crise est nécessaire au renouveau. L'obstacle, nécessaire à la performance, à l'amélioration, au progrès.

Je terminerai sur une pensée à deux volets, en lien avec mon titre, qui me semble fondamentale dans la pensée d'Asimov : il semble en premier lieu que l'Un, c'est-à-dire le particulier, puisse contrevenir aux grandes lois, valables pour la "Multiplicité", si vous me permettez cette expression jargonneuse sans doute un peu faible. L'anomalie n'est jamais éradiquée. Notons ainsi que même l'Eternité n'a pu, malgré ses efforts pour uniformiser la Réalité, "boucler la boucle", c'est-à-dire n'a pu empêcher un seul individu de venir enrayer le processus. Au-delà de la "Fin de l'Eternité", toute l’œuvre d'Asimov me semble refléter ce point. Songeons en particulier au Mulet terrassant la Première Fondation de manière non prévue par la psychohistoire, mais aussi à son échec face à la Seconde Fondation, tout aussi improbable. Les "sciences humaines" n'excluent jamais les anomalies, les cas marginaux, les erreurs, et peuvent même trouver dans ces anomalies de formidables générateurs de nouveauté.

Cependant, il ne faudrait pas occulter le deuxième volet de cette pensée, qui illustre à quel point Asimov était pénétré de philosophie marxienne : cet Un, "rebelle" contre les règles immuables valables pour la Multiplicité, n'est en général que l'agent particulier d'une autre Multiplicité. Pensons à Seldon inventant la psychohistoire bien aidé par R.Daneel Olivaw ; ou encore, dans le cas qui nous occupe, à Harlan et Noÿs Lambent, qui, en définitive, ne font qu'exécuter le plan des hommes des Siècles Cachés. "Les hommes font l'histoire, mais ils ne savent pas l'histoire qu'ils font", disait Marx. L'individu ne laisse d'être prisonnier de plus grandes forces qui le dominent. Et, d'ailleurs, en fin de compte, ils ne font qu'essayer de vivre et de poursuivre leurs buts au milieu de ces grandes forces dotées d'une grande inertie, qui ne trouvent leur mouvement qu'au fil des siècles. La science-fiction d'Asimov est une science-fiction qui voit loin, et qui voit longtemps. Ses histoires, si elles sont toujours fortement attachées aux individus, à leurs particularités, à leurs caractères, à leurs aventures, à leurs erreurs, à leurs rêves, à leurs peurs, à leurs ambitions, ont l'horizon plus vaste de la civilisation humaine, voire davantage (cf cycle de Fondation). La "Fin de l'Eternité" n'y déroge pas, à la fois dans l'aspiration de l'Eternité à négliger certains cas individuels pour assurer le bonheur des masses, et dans le renversement final visant à sacrifier cet équilibre artificiel au profit d'un bien moins arithmétique de l'Humanité, destinée au voyage et à la conquête interstellaires...
Volpardeo
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le 27 juil. 2014

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