Premier roman de Patrice Jean, "La France de Bernard" ne bénéficie probablement pas de la qualité d'écriture de "l'Homme surnuméraire" ou de la cohérence de "Revenir à Lisbonne", mais il déborde de cette dérision irrésistible que l'on rencontre avec joie à chaque livre.


Comme souvent dans son oeuvre, le point de départ est un simple quiproquo qui prend de grandes proportions. Bernard Michaud, français plus que moyen travaille dans une banque et s'amourache de Christine Dupin, sa supérieure hiérarchique très sexy. Une femme intelligente, sensible aux valeurs humanistes de son époque, et qui aurait , selon des échos, qualifié son subalterne de "philosophe".


La teinte profondément ironique de la remarque n'ayant pas effleuré l'esprit du malheureux, le voici prêt à assumer son rôle et à tâter du concept. Des concepts qui lui donneront, il l'espère, la possibilité de tâter les formes de celle qui a su reconnaître son esprit profond étrangement cantonné aux tâches rébarbatives dont il s'acquitte non sans humilité.


Si le postulat de départ est tiré par les cheveux, l'intérêt n'est pas dans la vraisemblance de ce coup de cœur d'un type limité pour une discipline qui a confronté les plus grands esprits de l'humanité, mais dans l'apport concret de la philosophie dans la vie de modestes gens sans éducation philosophique. Et de ce qu'ils sont susceptibles d'en retenir.


Elle donne surtout l'occasion à Patrice Jean de se faire plaisir. Il imagine les revers de Bernard, un personnage cynique aux convictions droitières uniquement mu par la perspective d'obtenir un plan cul avec une belle intello de gauche. Ce canevas de pur comique de situation digne d'une comédie italienne avec Alberto Sordi n'est pas le seul effet comique maîtrisé par l'auteur.


Ses portraits d'intellectuels fats, aveuglés par leur propre génie et fardés d'autant d'illusions que ne peut l'être le personnage principal sont toujours de grands moments de ses livres. Le fantastique personnage de Michel Le Berre, philosophe pontifiant jusqu'à l’écœurement est-il supérieur à ce pauvre Bernard ? Les deux se considèrent comme des phares de la pensée, alors que ni l'un ni l'autre ne le sont vraiment. L'auteur de "La dialectique du combat prolétarien" ou encore de "Praxis de la révolution Lacanienne" est passé maître dans l'art de l’esbroufe auprès de ses semblables, des universitaires indignés qui pensent tous la même chose sur tous les sujets. Ses artifices sont sans effets sur Bernard, qui lui porte une haine tenace. Une animosité certainement due au fait qu'il perçoit à juste titre le philosophe argenté comme un rival aux yeux de la belle Christine.


C'est en cela que les livres de Patrice Jean sont des œuvres jouissives. Personne n'est épargné, ni les beaufs, ni les intellectuels. La connerie étant partagée dans d'égales proportions dans les deux bords. Et les efforts de ce type lambda - plus préoccupé par les résultats du championnat de Ligue 1 que par les injustices sociales - qui s'efforce de se faire accepter par des gens considérés comme moralement supérieurs permet de créer des situations grinçantes. Bernard qui récite du Nietzsche sous une barre d'immeuble dans une cité qui craint, Bernard qui déclame au supermarché pour réveiller les masses lobotomisées par la société de consommation, Bernard au bistrot qui se mesure en logos avec un autre libre penseur aviné, Bernard à la rencontre de ses pairs philosophes, Bernard en atelier des artistes, Bernard en France quoi...


Et quand il revisite des siècles de philosophie, cela vaut également son pesant de cacahuètes. Bondissant d'une école de pensée à une autre avec une aisance de félin, Bernard se montre difficilement impressionnable. Admirateur invétéré de Socrate, il se découvre successivement épicurien à cause d'Onfray, rationaliste à cause de Descartes dont il épouse même le look, et même Nietzschéen sur la fin...


On lui doit des sophismes qui méritent une forme de postérité : "l'homme est un loup pour l'homme dit le philosophe, mais le loup est-il un homme pour le loup ?", "Qui préfère une paire de claques à un bon lit moelleux ? personne. Donc tout ne se vaut pas" "On peut penser en slip de bain, en smoking ou en pyjama. La pensée se rit du vêtement comme l'aigle se moque de l'archer". Rares sont les livres qui provoquent un éclat de rire incontrôlé à son lecteur. Patrice Jean en a le secret de fabrication.


La France de Bernard est un roman hilarant, qui signe les grands débuts d'un formidable auteur, dont l'importance croît à chaque livre.


(* Bernard Michaud)

Negreanu
7
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le 19 mars 2019

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