Je n'ai pas une bonne mémoire. Comme dit mon amie Bloarg, j'ai "une mémoire de disquette". Ça a bien sûr ses inconvénients : je suis constamment obligée d’écrire les trucs que je dois faire sur des post-it de peur de les oublier, si bien que les post-it ont peu à peu envahi mon agenda et sautent partout quand je l’ouvre, recouvrent mon bureau, qu’on ne voit par moments presque plus mon pc dessous ; parfois des gens me parlent de trucs dont je ne me rappelle pas, alors je dois faire semblant de tout à fait comprendre en hochant la tête d’un air inspiré alors que je suis complètement larguée dans la conversation ; ou bien à l’inverse je raconte le même truc que la dernière fois et ça fait un peu mamie qui radote.


Mais ne pas avoir une bonne mémoire peut avoir des avantages.


J’en ai au moins trouvé un : je peux relire certains de mes livres des années après, presque comme si c’était la première fois. C’est comme si je refaisais la connaissance de vieux amis : je me souviens que je les aime, parce qu’il reste des traces des émotions que j’ai ressenti à leur contact, mais je les redécouvre dans les détails, je les apprivoise de nouveau.


J’ai lu La Horde du Contrevent pour la première fois il y a 7 ou 8 ans. J’avais été percutée par les personnages, par la force et la subtilité de l’écriture de l’auteur Damasio, par l’aisance avec laquelle il nous faisait croire à son univers.


Entre deux aventures en mer, j’ai voulu retenter l’expérience du contre. Pour voir si la claque serait aussi puissante, même en me rappelant de certains aspects de l’histoire et avec une plus grande maturité de lecture.


Verdict.


Dans une quête, le but à atteindre importe moins que le voyage. La littérature, les films nous l’ont appris. C’est l’expérience acquise aux cours des épreuves qui fait la valeur du voyage, et non pas ce que le héros pensait viser au départ (gloire, richesse, amour…). On reconnaît un bon écrivain lorsqu’il met cet aspect en avant, et ne se contente pas d’écrire l’histoire d’une quête pour faire miroiter l’or au bout du chemin.
Mais, pour moi, on reconnaît un excellent écrivain lorsqu’il a compris que le voyage lui-même importe moins que ceux qui y participent.
C’est un avis très personnel, mais je considère qu’en littérature (aussi bien qu’au cinéma), les personnages doivent primer sur l’histoire. Un excellent scénario bien alambiqué de thriller, avec twist et brain explosion, aura un gros impact sur le public, mais un impact ponctuel ; mais un personnage vraiment marquant l’est de façon plus insidieuse, plus diffuse mais profonde ; il accompagnera plus longtemps le lecteur, le modifiera plus intensément.
L’art parle à l’homme de l’homme, par l’homme.


Et pour ce qui est de créer des personnages, Damasio sait y faire. Des 23 membres de la Horde, pas un qui se confonde avec un autre, pas un qui n’ai pas sa voix identifiable et propre. Bien sûr, c’est facile quand on les distingue par la fonction qu’ils occupent : Golgoth est le traceur, celui qui prend les décisions, qui tire les autres par sa volonté et sa puissance ; Alme la soigneuse, celle qui soigne et réconforte, qui soutient les plus faibles et materne les baisses de moral ; Oroshi l’aéromaître, celle qui lit les vents avant qu’ils n’arrivent sur la Horde, permettant de se préparer en conséquence ; Sov le scribe, celui qui rédige le carnet retraçant toute l’histoire de la Horde pour que son expérience soit partagée… Mais même des personnages aux fonctions semblables ne se confondent pas : l’autoursier et le fauconnier sont tous les deux chargés de nourrir les membres de la Horde par les chasses de leurs oiseaux ; pourtant ils ont clairement des personnalités différentes, facilement discernables.


Je me suis rendue compte d’une chose à la lecture. Dans un roman, généralement, on connaît un personnage d’un seul point de vue. Je schématise. Ou bien ce point de vue est celui d’un narrateur extérieur à l’histoire (dans la grande tradition française du narrateur externe ou omniscient, pensons aux récits de Balzac toujours écrits d’une voix extérieure à l’intrigue), ou bien c’est du point de vue d’un narrateur intérieur à l’histoire, donc un personnage. Là on peut opter pour un personnage qui observe le héros et rapporte ses pensées et ses impressions, ou bien opter pour la voix du héros qui dévoile son intériorité dans le processus de narration-même (journal, récit rétrospectif, etc).
Or, Damasio applique deux techniques en même temps. Il nous fait connaître tous les membres de la Horde 1) par l’accès direct à leurs pensées, avec changements de voix fréquents et un peu déstabilisants au début et 2) par le regard qu’ils posent tous mutuellement les uns sur les autres. Par exemple, Sov le scribe est décrit par les membres de la Horde qui marchent et contrent à ses côtés, comme un homme fort et en même temps sensible (selon Aoi), toujours là pour les soutenir, patient et sérieux mais sachant apprécier les bons mots (selon Caracole), un peu immature émotionnellement (selon Oroshi) ; multiplicité des points de vue qui donne au lecteur une image vaste et complexe de Sov. Mais en plus, Sov lui-même prend souvent la plume pour s’exprimer sur l’avancée de la Horde, les dangers qu’ils rencontrent, mais aussi ce qu’il cache aux autres : ses vrais sentiments envers certains membres, ses doutes quant à leur mission, ses suppositions, son attachement vital à cette famille faite de bric et de broc, son manque de confiance en lui…


Le talent de Damasio réside pour moi dans cette capacité qu’il a à nous faire connaître intimement des personnages fictifs. Sans l’aider, il demande à son lecteur d’effectuer tout un travail de couture entre les différents points de vue qui se complètent. Travail plus ou moins difficile suivant la présence ou la discrétion des personnages, leur implication singulière dans la vie commune. Le changement de style entre toutes les voix n’est pas pour faciliter la tache : au style précis d’Oroshi se substitue le style gouailleur et brusque de Golgoth, suivi par le style bondissant et plaisantin de Caracole, celui timide et sensible d’Aoi… Travail difficile pour un auteur que de multiplier les styles et les sauts, quoique pas unique. L’ampleur du talent de Damasio se fait ressentir lorsqu’on compare après coup les moments de bravoure qui se suivent et se distinguent stylistiquement très fortement (description d’un furvent, intrusion dans l’intimité d’une personnalité inquiète, scène du duel de poésie, etc).


Quoi qu’il en soit, on s’attache. On s’attache profondément à ces hommes et ces femmes, qu’ils soient brutaux, drôles, tendres, bêtas, forts, intelligents, effacés ou toujours au premier plan. On apprend à les connaître, à apprécier moins leurs talents que leur présence. Les personnages de Damasio vibrent de réalisme, ils se détachent presque des pages bien que, ou peut-être justement parce qu’ils sont des personnages de fantasy. Leur voyage, leur quête, Damasio la fait partager au lecteur si intimement, en l’obligeant à ce travail de couture des personnages à cause de la multiplicité des voix, et aussi par la puissance des scènes décrites (le furvent du premier chapitre, le combat de Erg et Silène, le siphon, le cratère Krafla…), que ce lecteur devient un membre à part entière de la Horde.


C’est peut-être bête, mais je pense aussi que la numérotation des pages inversée, de 700 à 0, participe aussi de cette implication du lecteur, non seulement dans le livre, mais aussi dans la Horde. Les chiffres forment un compte-à-rebours que le lecteur perçoit de plus en plus comme une urgence. Il comprend inconsciemment que quelque chose va arriver à la fin du décompte, et s’investit plus profondément dans le contre ; on ne peut pas être un spectateur passif de la Horde, un "planqué" bien en sécurité derrière la barrière physique de la page ; on s’inquiète de ces chiffres qui descendent et menacent les membres de ce groupe qu’on a appris à connaître et apprécier, épaule contre épaule face au vent.


Quand on y repense, l’histoire de La Horde du Contrevent est con. La trame générale n’a pas vraiment de sens, elle n’est même pas très originale ou novatrice. Mais le style fait tout, les sauts d’un style à l’autre bien sûr, mais aussi les descriptions admirables dans les meilleurs scènes, les dialogues vraiment réussis (aussi naturels qu’efficaces pour l’intrigue et la caractérisation des personnages), et les ellipses intelligentes dont use l’auteur à plusieurs reprises, ellipses de quelques minutes ou de plusieurs années, qui suscitent parfois des résumés ou retours en arrière un peu forcés, mais évitent de s’engluer dans des répétitions et la monotonie.


À ma deuxième lecture, je n’ai pas pleuré comme à la première. J’ai cerné des tics d’écriture un peu dommageables (par exemple cette manie de l’auteur d’annoncer beaucoup d’évènements à l’avance). Mais j’ai dévoré le livre, peut-être plus que la première fois. Je me suis, si c’est possible, encore plus attachée aux personnages, encore plus investie dans le contre. J’ai vécu l’aventure, et ça, je pense que c'est ce qu'attend tout vrai bon auteur de son lecteur, et tout lecteur d'un bon roman.

Kogepan

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