Dans La Horde du Contrevent, Alain Damasio ne propose rien de moins qu'une métaphysique du Vent.


Tout au long de son œuvre, Damasio a mis en évidence la nature fluide de la vie : la vie est dans le flux, dans le mouvement permanent. Elle est cet insaisissable qui se soustrait en permanence aux emprises qui tentent de le cerner, de le circonscrire, de le borner. Elle est dans le Dehors, cette zone magnifique qui échappe à tout contrôle. Elle est dans les clameurs laissées par les membres de la Volte, faisant surgir l'imprévu dans le quotidien trop bien rangé de Cerclon. Elle est incarnée par le Barf, cet animal sans forme propre, animé par l'inconstance qui lui donne consistance.
Demeurer en-dehors sans relâche implique également de sortir de soi, d'échapper à toute définition. La vie réside dans l'incertitude, la surprise, et c'est là un de ses paradoxes : la vie ne peut être fidèle à elle-même qu'en se niant, et c'est pour résoudre ce paradoxe qu'elle prend forme. Nous, êtres vivants, sommes autant de concrétisations de la vie. Nous cherchons sans cesse à l'immobiliser, à la maintenir —sans quoi nous ne pourrions exister— mais nous sommes dans le même temps animés par ce flux originel, forme d'instinct supérieur, qui nous pousse à rechercher l'imprévisible, à nous confronter à ce qui nous fonde.
Par ce biais, la vie ressurgit toujours au cœur des formes les plus abouties de l'immuable pour les subvertir, les rendre au mouvement. L'image des marées de goudron de So Phare Away en est une illustration frappante. Le bitume, chose immobile par excellence, sert de bras armé au flux, au mouvement qui reprend ses droits. Cet exemple masque pourtant une constante dans l'univers de Damasio. La vie s'est choisi un instrument privilégié pour réintroduire le mouvement dans le monde, il s'agit de l'être humain. L'Homme, pourtant sans cesse à la recherche de sécurité et de protection —autrement dit, d'immobilité— est aussi l'être le plus à-même d'emplir les certitudes les mieux établies d'imprévisible, de bouleverser les stabilités.


Ce qui nous amène finalement à La Horde du Contrevent, apogée de l'univers que Damasio a construit dans ses différentes œuvres. On y suit la trente-quatrième horde chargée de remonter le cours du vent pour atteindre l'Extrême-Amont, origine supposée du vent, objet de toutes les spéculations. Pour cela la horde n'aura pour seuls outils que les compétences variées et complémentaires de ses 23 membres sélectionnés enfants. La technologie extérieure à la horde est en effet prohibée : ce n'est que par la confrontation directe de leurs corps et de leurs esprits aux différents vents rencontrés que pourra naître la compréhension nécessaire aux membres pour atteindre l'Extrême-Amont.
Le Vent. Quoi de plus parfait pour incarner le mouvement si cher à Damasio ? Toujours présent, même si imperceptible, il est à la fois constructeur —en tant qu'il sculpte les paysages et qu'il nous sculpte, de l'intérieur, lorsque nous inspirons et que nous expirons— et destructeur dans ses formes les plus violentes. Sous son apparence régulière il est toujours différent, variant en consistance autant qu'en force, il stimule nos sens d'une manière toujours renouvelée.
On ne s'étonnera alors pas que le Vent puisse constituer l'antagoniste idéal pour des personnages damasiens. Le propre d'un bon antagoniste est en effet de s'opposer aux personnages principaux tout en leur permettant de se construire, deux objectifs que le Vent remplit à merveille. Mais le Vent face auquel la horde devra contrer dépasse rapidement le stade de simple antagoniste. Il est constitutif de l'univers dans lequel on est plongé et, en tant que tel, façonne cet univers sous nos yeux. Il est la force qui a guidé le développement des sciences et des cultures autant que celle grâce à laquelle les identités se sculptent. La métaphore de la sculpture n'est pas innocente : pareil à Héphaïstos, le Vent donne forme aux Hommes et aux choses.
Dans un tel monde, il est tout naturel qu'une mystique du Vent soit apparue. L'idée de vif, notion clé du roman, en est la traduction concrète. Par opposition à la connaissance scientifique et physique du Vent, ceux initiés au vif en élaborent une connaissance intuitive, fondée sur des sens plus affutés pour permettre une meilleure perception de ses variations. Là où la science tente de mesurer le Vent, de le saisir pour mieux le maîtriser, les partisans du vif choisissent d'en épouser l'évolution, de le suivre plutôt que de le contraindre, pour atteindre un degré de compréhension plus avancé, plus proche de sa véritable nature toujours changeante. C'est dans la confrontation directe à cette force de vie que les Hommes pourront révéler leur plein potentiel, à l'image du surhomme Nietzschéen.
Le personnage de Caracole incarne l'aboutissement humain (ou plutôt humanoïde tant il semble déjà au-delà de l'humain) de cette tentative. Émissaire du Vent, il entreprend sans relâche de subvertir toute forme d'immobilisme, à commencer par le langage, donnant au passage à la plume d'Alain Damasio l'occasion de briller. Par la forme autant que par le fond, Caracole bouleverse la horde et à travers elle le lecteur. Il rompt la monotonie. Il arrache les esprits à leurs attaches pour mieux les replanter dans un terreau plus fertile. Il ne cesse de se métamorphoser pour transfigurer ceux qu'il côtoie.
Au cours de cette épopée le texte de Damasio nous forge autant que sont forgés les caractères des membres de la horde. Nul ne pourra oublier son premier furvent, ni l'étrange, et pourtant sublime cérémonie organisée par l'escadre fréole. La flaque de Lapsane restera comme l'épreuve de la maturité après laquelle plus rien ne sera jamais pareil. Dans les tours d'Alticcio résonneront encore les mots de Caracole, ainsi que ceux, moins bruyants mais tout aussi riches, trouvés dans leur bibliothèque. Face à Norska, et même face à Krafla, l'espoir laissé par Schist, et derrière lui la Trace, subsistera. Nous ne sortirons pas indemnes de ce parcours, peut-être même y découvrirons-nous notre neuvième forme.


Le livre refermé, les derniers mots continuent de nous poursuivre. "Tu viens de naître ou quoi ?". Oui. Ou plutôt de renaître. Tout comme Sov, nous serons transfigurés à jamais, désormais peuplés par tous ces êtres rencontrés sur le chemin, habités par ce surplus de vie. Il ne nous reste plus qu'une chose à faire : nous en nourrir. Épouser ses formes, le laisser nous transformer. Faire que Golgoth et Pietro, Oroshi et Caracole, Aoi, Steppe et Coriolis, ainsi que tous les autres survivent à travers nous. Après tout leur vie, leur vif nous a traversé, transpercé de part en part. Il n'appartient qu'à nous de le libérer.

Iorveth
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Top 10 Livres

Créée

le 23 mars 2019

Critique lue 565 fois

7 j'aime

1 commentaire

Iorveth

Écrit par

Critique lue 565 fois

7
1

D'autres avis sur La Horde du contrevent

La Horde du contrevent
Hypérion
8

Mythe de Sisyphe polyphonique

Enfin le contre s'achève. Sur une pirouette prévisible dès les premières pages, confirmée en cours de lecture, mais qu'importe. Le rugueux voyage du conte de La horde du Contrevent est une fin en soi...

le 21 sept. 2011

252 j'aime

31

La Horde du contrevent
Chaiev
8

Avis de tempête

Se lancer dans la lecture d'un livre soutenu par un tel bouche à oreille positif relève de la gageure, quand comme moi, on est taraudé par un étrange a-priori négatif découlant du fait que tout le...

le 8 déc. 2010

160 j'aime

23

La Horde du contrevent
Alyson_Jensen
9

Le 24ème hordier

# Ajen, lectrice Jusqu'au bout. Je n'ai guère de souvenirs de ma rencontre avec la 34ème horde. Tout était dévasté. Ou en passe de l'être. Oroshi m'expliqua par la suite que nous avions survécu au...

le 16 mai 2017

108 j'aime

13

Du même critique

La Horde du contrevent
Iorveth
10

L'épopée du vi-Vent

Dans La Horde du Contrevent, Alain Damasio ne propose rien de moins qu'une métaphysique du Vent. Tout au long de son œuvre, Damasio a mis en évidence la nature fluide de la vie : la vie est dans le...

le 23 mars 2019

7 j'aime

1

The Legend of Zelda: Skyward Sword
Iorveth
9

L'importance du premier Zelda

En rejouant récemment à ce jeu, je me rends compte qu’il est, objectivement, bourré de défaut. Pourtant quand d’autres voient une distance d’affichage catastrophique due aux faibles capacités de la...

le 2 sept. 2016

7 j'aime

7

GRIS
Iorveth
9

Une expérience totale

En 1999 The Legend of Zelda : Majora's Mask proposait une réinterprétation de la théorie des 5 étapes du deuil établie par Élizabeth Kübler-Ross. Cette théorie décrit le deuil comme un processus en 5...

le 2 févr. 2020

4 j'aime