La Jongleuse
La Jongleuse

livre de Rachilde (1900)

Pépite brute : le fantasme fait livre.

Le fantasme fait livre, et même... l'Amour fait livre.

C'est avec La Jongleuse que je découvre Rachilde, qui fut au siècle dernier comparée à un Baudelaire féminin, puis qui fut totalement oubliée, pour des raisons qui m'échappent définitivement... Surtout lorsque l'on voit la prodigieuse prolixité de cette écrivaine, les sujets novateurs qu'elle aborde, la réflexion sur le masculin et le féminin qui est tellement actuelle... Mais ne nous égarons pas.
J'ai entendu son nom pour la première fois il y a peu - c'est dire à quel point elle moisit au fond d'un cachot en attendant que la postérité découvre son cadavre, on commence tout juste les fouilles, alors que pourtant elle est si proche de nous dans le temps -, il y a peu, donc, plus précisément lors de l'exposé d'une camarade brodant autour du thème d'un de mes cours, qui était "Les métamorphoses du malin dans la littérature". Fascinée par le personnage qui m'était décrit et quelques traits généraux sur son oeuvre, j'ai cherché à acquérir quelques-uns de ses romans... Deux, trois sont disponibles à des prix à peu près raisonnables sur un fameux site que tout le monde connaît, les autres sont des raretés, qui ne sont plus rééditées depuis des dizaines d'années. Et à la braderie de Lille, au hasard de mes pérégrinations et méthodiques entreprises pour trouver la perle rare, le livre introuvable au cachet inestimable, dont on peut deviner l'histoire en grattant la poussière et en tâtant les jaunissements du papier, me voilà tombée sur un livre de Rachilde. Le Graal, peut-être ? Je ne connais pas celui-là, ce n'est pas un des moins oubliés, c'est une jolie édition de livre ancien, vert, présentant bien, digne et seul entre deux insipides feuillets. Et bim, 2€ plus tard, le livre rejoint le butin de la journée.

Trois semaines plus tard j'ouvre le trésor, et la première page déjà me laisse coite. Vous savez, le genre de livre qui ébouriffe, dont le style laisse pantois, tant il est sublime de subtilité, d'élégance, de rareté, d'idéal de beauté du langage. Et Rachilde c'est ça : une écriture splendide, fine, et en même temps d'une telle originalité, qu'elle ne peut laisser indifférente. Ce n'est pas là une froide beauté aspirant à une perfection classique ; pas non plus un fantaisiste exercice de style. C'est bien plus un voyage dans l'inconnu, un voyage dans un fantasme... dans l'Amour.
Car le style de ce roman, son attention achevée au détail luxueux, à l'envoûtement mystérieux, à la composition d'un rêve, est fait pour peindre une héroïne, la Jongleuse, de son nom Eliante, dont tombe fou amoureux Léon. Eliante est folle, inaccessible, légère, dramatique, elle s'échappe et se métamorphose pour incarner l'amour sous toutes ses formes. Pas l'amour pour quelqu'un, pour quelque chose, mais l'Amour, Eliante est l'Amour absolu, ou plutôt se veut l'Amour absolu, et ne vit que pour ce personnage qui ma foi, lui correspond terriblement bien. Léon est un étudiant en médecine impulsif, irrité, cultivé, mature, excité dans tous les sens du terme. Elle est la souplesse fuyante aux longs cils enchanteurs, il est son ombre qui la poursuit sans jamais pouvoir l'attraper. Elle a trente-cinq ans, il en a vingt-deux.

Rien que de très commun, finalement, me direz-vous. Car après tout, n'est-ce pas qu'une bête histoire de romance avec de jolis mots pour faire avaler la pilule ?
NON.
Pourquoi ?
Parce que La Jongleuse n'est pas à proprement parler un roman d'amour. Il est certes construit comme tel : une rencontre décisive, un dîner, de la résistance, un abandon final, une résolution. Mais si on assiste à la naissance d'une passion commune, et à son édification, l'achèvement physique de cet amour, le passage à l'acte sexuel n'est pas une fin en soi de l'oeuvre, on le sent bien. On le sent bien car même si on se pose un peu anxieusement la question du "Va-t-elle céder à la chair ?", on ne sait pas où le roman va. L'histoire est celle de l'accomplissement du rêve de beauté d'une femme, du développement de l'être sinueux d'un monstre à la croisée des genres (car si Eliante est femme, elle est avant tout mythe impalpable, humain magnifique), qui se trouve se résoudre dans le sentiment amoureux très digne et puissant éveillé par et pour l'apprenti médecin.
L'oeuvre est en partie épistolaire : c'est la correspondance de deux personnalités qui se cherchent et vivent dans l'amour - l'un s'y jetant pour la première fois, l'autre trouvant un objet défini pour continuer à s'y jeter. Les mots fusent, les tendresses, les folies, les horreurs aussi, car les deux amants ne s'épargnent rien, se font des mimes, se font des menaces, sans que jamais on puisse craindre pour les fondements authentiques de leur sentiment. Ce qui semble tout simple et qui est pourtant incroyable, c'est que malgré la description physique aboutie d'Eliante (en particulier de ses différentes tenues vaporeuses, androgynes, fascinantes - qui la sculptent belle ou laide, mais toujours incroyable), on ne découvre de la psychologie des personnages que ce qu'ils disent. Nulle narration n'intervient pour donner leur identité. Ils ne sont que ceux qu'ils disent du monde, de l'autre, d'eux-mêmes. Les singularités sont mots et sont donc souples et subjectives. Ainsi le flou artistique est entretenu, et pas seulement autour d'Eliante - aussi autour de Léon, et même de Marie, la nièce d'Eliante, la pièce de trop, encombrante, dont on ne sait que faire. C'est une nouvelle façon de concevoir l'humain qui se dessine : toute substance ontologique est balayée, on se contente de l'apparence et des mots, car le reste est inconnaissable. Tout une métaphysique.

Cela donne une saveur étrange au roman. Il semble impossible de le résumer, de l'expliquer correctement, de lui rendre un fidèle hommage. Maladroitement expliqué comme je tâche de le faire, il semble précieux, dandy, il semble être gratuitement décadent. Décadent certes, on ne peut lui ôter cela. Le fantasme inouï qui constitue le personnage d'Eliante Donalger, ses vêtements, son mode de vie, ses origines, son environnement, tout cela semble n'être que le résultat d'un malsain et maladif désir de luxe et de superficialité. D'ailleurs comment nier que cela est très irritant, au fond. Très peu réaliste. Mais eh, pourquoi pas ? Pourquoi ne pourrait-on pas imaginer cette femme comme une personne réelle, qui se donne la possibilité d'être un rêve ambulant ? Dépassons la réalité de la mystique coquette. Lisons bien le texte. Tout est conscient des abus et de la folie du récit - tout est fantasme assumé. Car c'est un hommage à l'amour, à l'Amour... et à sa folie, violente, douloureuse, orientale. C'est une Vénus du XXe, une aristocrate qui s'ennuie mais qui se dépasse, qu'il ne sert de rien de juger moralement. Après tout, qui peut reprocher à Vénus de rêver de sa beauté ?
La seule morale est : contemplez la beauté monstrueuse. Faites-la advenir au monde, vivez-la, perdez-vous en elle, jusqu'à ses abysses... Jusqu'à ce que ce fantasme bancal et irréel disparaisse, comme il ne peut que disparaître. Alors vous pourrez vous tourner de nouveau vers la raison. Vous vous souviendrez de la beauté comme beauté, et vous la chérirez comme l'opium de la jeunesse.

Le mot de la fin (qui casse totalement ma chute) : lisez absolument du Rachilde. C'est l'itinéraire d'une vie qui est tracé ici. Parfois insupportable par sa préciosité, oui, mais c'est une ode à la beauté, à la liberté, à la dignité. Rien que ça. Et le style est si douloureusement beau que c'en est indescriptible... Oh je préfère à Baudelaire Rachilde.

PS : ne vous fiez pas au résumé de SC. Ils n'ont rien compris.

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le 3 oct. 2014

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Eggdoll

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