La Lenteur
7.3
La Lenteur

livre de Milan Kundera (1995)

Les bagatelles de la neuvième porte

"La façon dont on raconte l'Histoire contemporaine ressemble à un grand concert où l'on présenterait d'affilée les 138 opus de Beethoven mais en jouant seulement les 8 premières mesures de chacun d'eux. Si on refaisait le même concert dans 10 ans, on ne jouerait, de chaque pièce, que la seule première note, donc 138 notes pendant tout le concert, présentées comme une seule mélodie. Et dans 20 ans, toute la musique de Beethoven se résumerait en une seule et très longue note aiguë qui ressemblerait à celle, infinie et très haute, qu'il a entendue le premier jour de sa surdité".


Ce court extrait n'est pas le plus truculent du livre, qui regorge de moments et de procédés narratifs plus ou moins loufoques (mais jamais inopportuns, ce qui est vraiment une preuve de maîtrise, même lorsque le narrateur interroge le pénis d'un des personnages), mais il contient quelque chose que j'adore chez Kundera. Chez un autre écrivain, la remarque s'arrêterait avant la dernière phrase. On aurait eu alors une critique assez astucieuse d'une partie de la modernité, comme on en trouve beaucoup dans la littérature contemporaine. Mais non, il y a cette dernière phrase, qui fait se terminer un propos apparemment sérieux sur une fine moquerie gratuite.


Cela représente ce que j'aime chez Kundera : toutes les histoires qu'il raconte, qu'importe la plus ou moins grande bizarrerie du procédé, sont construites sur une base d'humour démystificateur. Son style est simple, il se complexifie et se lyrise dans le cadre de petits traits d'esprits comme celui-ci, mais il baigne toujours dans une ambiance moqueuse. Le rire est en filigrane, tout le temps. Ça me réjouit, évidemment, mais surtout, je suis impressionné qu'il parvienne à maintenir cet équilibre avec cette langue aussi épurée. Le grotesque est géré avec parcimonie, c'est très précis, toujours dans un but de démystification joyeuse. Dans la Lenteur, il se concentre sur la démystification de la fierté, du désir, des rapports homme/femme, mais cela n'implique jamais de dé-poétisation, ou en tout cas d'excès de trivialité. Dans ce texte, entre autres, il arrive à utiliser le mot trou-du-cul - avec pas mal de foisonnement en plus - sans être potache, sans être excessivement comique, juste en jouant subtilement avec l'incongruité essentielle du terme. Et en plus, on ne se tape pas l'impression d'un écrivain qui se force à explorer la sexualité (elle n'est pas si présente d'ailleurs, malgré certains mots employés ponctuellement) pour doubler sa puissance littéraire de la puissance d'un tabou. On trouve ça chez pas mal d'auteurs contemporains (c'est parfois très maîtrisé et ça produit des trucs biens) mais ça présente souvent un truc un peu affecté, quelque chose du côté de l'effort de se plier à l'esprit du temps. Kundera ne semble pas se forcer à exploiter cet esprit du temps et surtout, il reste goguenard, il construit des choses sérieuses mais sur des bases risibles. Il n'est donc pas du tout ironique, et c'est tant mieux, il s'efforce d'être doucement moqueur.


Cette tendance est présente dès Risibles Amours et, d'après ce que je connais de son œuvre, s'est intensifiée au fil du temps, jusqu'à atteindre à un pinacle dans ses quatre écrits en français que j'ai maintenant tous lus ! Et c'est vraiment une littérature dans laquelle je me sens bien, presque peinard. Ça ne me secoue pas tant que ça, c'est sûrement pas assez exigeant pour que ça m'affecte substantiellement, mais ça me plaît bien.

Bretzville
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le 14 mai 2020

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