Pierre Jourde est génial, qu'on se le dise. Après l'avoir lu cruel, perfide, un peu gratuit mais délectable dans le Jourde&Naulleau, il m'était absolument indispensable de lire son grand livre de critique contemporaine, La Littérature sans estomac (clin d'oeil à Gracq)... Qui n'a que contribué à me faire me forger de lui une opinion étayée et plus que positive.

Jourde ne se contente pas ici de clasher un peu facilement des écrivains contemporains très controversés (il suffit de voir les notes attribuées sur Senscritique aux oeuvres de Houellebecq, Darrieussecq ou Sollers pour s'en rendre compte). Non, car l'entreprise est beaucoup plus ambitieuse - et argumentée. Ici, la place n'est pas d'abord au rire, mais à une critique serrée, appuyée sur de nombreux exemples, basée sur l'oeuvre et non pas sur l'auteur/l'homme (malgré quelques entorses à cette règle, avec l'exemple de Sollers par exemple, hilarant mais révélateur des dérives de la littérature contemporaine et de sa "corruption", si j'ose le terme). Le propos sert une véritable théorie de la littérature, exigeante et enrichissant une tradition féroce avec une acuité, un recul et une prévenance sans bornes. Car Jourde prévoit d'ores et déjà quels seront ses détracteurs et pourquoi, et il justifie donc (brillamment) sa démarche critique. Bref, il est presque inattaquable car il est d'une extrême intelligence et très convaincant.

Mais passons au fond : on est soumis à l'évidence - la critique, après tout, n'est-elle pas subjective ? Ne dénigre-t-il pas pour le simple plaisir, pour la simple tendance consistant à cracher sur les écrivains contemporains, pauvres incompris qui seront adulés dans 50 ans ? On peut le penser, mais en partie seulement. La critique, je l'ai dit, est très argumentée, et met le lecteur face à ses propres ressources intellectuelles en expliquant, en illustrant - on peut aimer ou non tel auteur, mais il est difficile de ne pas être d'accord... Car il y a des points de comparaison : le "mauvais" est mis en confrontation avec le "bon" selon Jourde, et on voit pourquoi Eric Chevillard est un vrai écrivain, tandis que d'autres non. Evidemment on peut toujours contester, mais il y a une cohérence d'ensemble dans la pensée de Jourde qui force le respect et l'admiration, une sorte d'architecture érudite édifiée sans trop grande pédanterie (on peut avouer que parfois le discours se complexifie trop pour le novice, dans la partie "apologie" notamment) et avec génie.

Bref, je ne taris pas d'éloges mais je ne peux que vous renvoyer à l'oeuvre elle-même. Faire la critique de la critique, finalement, c'est un peu abscons, et je n'ai pas le talent d'Antoine Compagnon pour ça. Je pense que ce qui est le plus frappant, dans ce livre, c'est la démonstration d'une certaine dégénérescence de la littérature contemporaine - avec néanmoins des surprises (la défense de Houellebecq par exemple, quelques années avant son Goncourt, preuve peut-être de la réflexion personnelle de Jourde), des espoirs, et une angoisse pour Jourde : ses romans, à lui, tiennent-ils la route face à un anti-Jourde potentiel ?
Il me reste à me plonger dans ses romans pour le savoir - ça tombe bien, paraît qu'il y en a un génial qui vient de sortir.
Eggdoll
9
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le 28 déc. 2012

Modifiée

le 28 déc. 2012

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Eggdoll

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