Mme Pflaum rentre chez elle par le train, un tacot glauque, bondé, poisseux, aux passagers avinés et menaçants. Arrivée dans sa petite ville des Carpates meurtrie par un vent glacial et des gelées précoces, elle constate d’emblée l’ambiance étrange, partout des signes de malaise, des détritus, des hordes de chats sauvages, des arbres déracinés.. Mme Pflaum s’enferme à double tour dans son appartement douillet et regorgeant de victuailles.


Au cœur de la nuit un convoi immense prend possession de la place principale de la ville, et dans des bruits de grincements sinistres, un cirque s’installe, son unique attraction étant une immense baleine empaillée. Des centaines d’hommes silencieux s’agglutinent autour du convoi..


Humain, trop humain


De là László Krasznahorkai déploie un insondable chaos, pire que kafkaïen, ses longues phrases s’entrechoquent pour vous brûler les yeux, l’âme et le cœur. Les ténèbres recouvrent les pages et vous glacent tant vous percevez dans votre moi charnel des horreurs bien humaines, justes humaines, trop humaines.


En surplomb, Valuska, le facteur neuneu, l’idiot du village, qui avant cette nuit meurtrière ne voyait du monde qu’un gigantesque Cosmos dont la terre était un point minuscule, un lieu enchanteur construit pour le bonheur et la joie.


Mais voilà, plus de naïveté ni d’illusion possible pour Valuska mais un brutal et hobbesien retour à la réalité du monde, comme s’il avait vécu sa vie durant les yeux fermés, «celui qui croit que le monde est bon ou soutenu par la grâce et la beauté, mon cher ami, sombrera très vite dans les ténèbres».


D’autres figures épiques soutiennent la magistrale démonstration de Krasznahorkai, Mme Pflaum ne rêve que d’ordre et que de voir la racaille en prison, Mr Eszter ne rêve que d’isolement et de sécurité, Mme Eszter moque la « petitesse » de ses concitoyens devant l’opportunité du changement et se réjouit que « le processus irréversible de destruction, de chaos et de désintégration se poursuive normalement selon ses propres lois intangibles ». Et d’autres, plus ou moins serviles, naïfs ou calculateurs, mais toujours très humains : aucun ne résiste.


Mais ne nous laissons pas berner, l’enchainement glaçant des événements n’est pas l’objet fondamental (ce n’est pas un roman de gare) mais une manière « élégante » de montrer, comme dans un cirque, l’Humain placé face à l’indicible, c’est-à-dire face à lui-même, nu : les plus moraux sont les perdants.


La vérité, ou la recherche de la vérité, aboutira immanquablement soit à la mort, soit à l’asile, soit à l’esclavage. C’est un roman contre la vérité, contre la démocratie. Dans un sens il s’agit bien d’un roman post-nietzschéen : ceux qui s’en sortent le mieux sont ceux ayant compris que la « société valorise la faiblesse et qu’elle a inventé la pitié pour se protéger des puissants » (Le Gai Savoir).


La vérité est inutile : il faut décider de ce qui doit être. Mme Eszter l’a bien compris.


Ce roman ne plaira pas à tout le monde, c’est sûr. S’il m’a plu, ce n’est pas que j’en apprécie les thèses mais qu’elles sont malheureusement crédibles.


(La mélancolie de la résistance inspira le film Les Harmonies Werckmeister de Béla Tarr)

-Valmont-
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le 4 janv. 2019

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