Lorsque je serai un chercheur célèbre, reconnu partout, que l'on me proposera une bourse d'un montant faramineux pour étudier un sujet de mon choix et écrire un livre avec une cohorte de chercheurs à ma botte, triés sur le volet, je m'installerai avec eux, formant un quartier général imprenable entre la BnF, le MNHN, et toutes les institutions scientifiques parisiennes de tous bords, et je lancerai alors un projet immense.

Nous nous attaquerons à expliquer, en quelques six ou sept cent pages, toute l'histoire de l'humanité, depuis ses origines mais non pas seulement jusqu'à aujourd'hui, mais bien en nous projetant quelques fois dans le futur. Oh, jamais trop présomptueusement, toujours en formulant des hypothèses et en les présentant comme telles, mais en les réfléchissant tant et tant qu'elles auront le parfum de la vérité simple comme une fillette de sept ans respire la chasteté.

Cette histoire, nous ne nous contenterons pas, nombreux que nous serons, de l'aborder sous un pauvre et malheureux angle. Non, nous l'observerons sous une pléthore de champs disciplinaires. Et vous savez quoi ? Loin d'affaiblir la force d'un raisonnement qui se disperserait, bribes éparses soufflées aux quatre vents, cette approche qui serait à la mono-disciplinarité ce qu'une moissonneuse-batteuse est à la faucille nous permettrait de présenter une même série de résultats se consolidant les uns les autres. Toutes les cordes de cette harpe parfaitement accordée donneraient, quelle que soit celle que l'on se décidasse à pincer, la même superposition d'intervalles : une tierce majeure et une tierce mineure. Une perfection assise, solide.
Oh, quelques fois, nos recherches nous amèneraient à des constats un peu plus pessimistes. C'est que, voyez-vous, lorsque l'on s'offre le luxe de regarder l'humanité dans son évolution, les cheveux blanchissent un peu plus vite, et un peu plus clair. Alors nous pincerions un accord mineur, mais toujours avec cette honnêteté nostalgique, voilée, peinée, qui caractérise ces trois sons ainsi associés.

Pour cette entreprise, je recruterais les meilleurs dans chaque domaine, spartiates aguerris de la biologie, de la paléontologie, de l'archéologie, de la sémiologie, de l'histoire des arts, de la théorie des médias, de l'audio-visuel, de la psychologie, de la psychanalyse (ceux-là en petit nombre et étroitement surveillés : ils sont indispensables, mais lorsqu'on les laisse trop à leurs affaires, ils ont la fâcheuse tendance de s'emballer et de n'être plus suffisamment solides, or nous ne voulons que l'acier le plus dur), mais encore des combattants sociologues, anthropologues, ethnologues, musicologues, architectes, spécialistes terribles et redoutés en techniques, technologies et leurs évolutions, iconographie, connaisseurs de la perception, des sens, philosophes bien sûr, psychologues du comportement, linguistes, gastronomes et spécialistes culinaires (si, si), informaticiens (naissants), chercheurs en gestalt theory, etc. J'en oublie, il y en a d'autres.
Dans chaque discipline, en tout cas dans toutes celles s'y prêtant, je prendrai une sommité mondiale par période, depuis non pas l'apparition de l'homme sur terre, mais celle des premières formes de vie, jusqu'à ceux capables de se projeter dans l'avenir. Chacun sera à sa place, s'entendra, discutera, échangera, et tous convergeront vers le même but, comme un vaisseau filant silencieusement dans l'espace, chargé de toute la connaissance humaine.

Véritable armée, avec à notre disposition tout le savoir mondial, toute la connaissance de la terre, nous ferions se croiser toutes ces informations, les entrechoquerions, et alors, des éclats brisés de connaissances dépassées, nous écririons une thèse immense retraçant le parcours de l'Homme, son évolution, sur tous les plans pertinents cités précédemment.
Et si nous arrivions à faire aboutir ce projet immense, cette vue d'ensemble et pourtant si précise, si documentée, si exacte et jamais vulgarisante de la Vie, et qui ne tient qu'en quelques centaines de pages, alors nous serions en droit d'espérer que chaque être humain sur la terre en prenne connaissance. Certainement quelques désaccords s'élèveraient, mais ce serait la preuve que l'être humain cherche à se comprendre, à savoir ce qu'il est, d'où il vient, et où il va.

Vous l'aurez compris, ce livre a déjà été écrit. Par une seule personne. C'est l'essai le plus formidable qu'il m'ait été donné de lire, la somme de toute une vie qui en paraît mille. L'intelligence de Leroi-Gourhan n'a d'égale que sa lucidité sur cette évolution qu'il observe sous toutes ses coutures. Un ébranlement fondamental, l'effet d'une injection intraveineuse de connaissance pure et de compréhension à chaque page, comme le flash d'une piqûre de drogue dure. Tellement dense, je le relirai plusieurs fois.

Tome 1 : http://www.senscritique.com/livre/Technique_et_Langage_Le_Geste_et_la_Parole_tome_1/critique/23912976
Adobtard
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le 12 déc. 2013

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