La Mort à Venise
7.3
La Mort à Venise

livre de Thomas Mann (1912)

La fascination nous étreint dans la surprise. Si Gustav Von Aschenbach, venu à Venise dans le but de fouetter son inspiration et contenter son âme, croyait son séjour voué à l'échec au point d'envisager un départ anticipé, il y fut cueilli par une pâmoison inattendue devant la beauté.
Il faut croire qu'on envisage chaque voyage avec une pensée derrière la tête, je pensais aussi trouver autre chose dans le voyage que fut cette lecture. Une lente mélancolie au son des clapotis sur les embarcations puis le naufrage final, peut-être, emmené que j'étais par la force d'évocation de son titre.


Mais ce n'est pas l'histoire d'une fin, c'est l'histoire d'une passion, en vérité.


Et quel début entraînant. L'histoire d'un artiste aux habitudes bien terrestres et au chemin droit ; il lui suffit pourtant d'une rencontre qui n'en est pas une, d'un regard qui ne le cherche pas, pour s'exiler hors de son confort de créateur.
Pourtant Venise ne semble plus le faire rêver, et son esprit peine à trouver un sens à ce voyage précipité. Il ne voit plus le songe échappé des eaux, mais l'eau croupie et puante et les pièges qui guettent le touriste bien loti. A peine trouve-t-il la paix au large de la ville, face à la mer ; la mer, soit le lointain et l'ailleurs pour qui est à Venise.


Je me suis demandé si la rencontre avec Tadzio avait seule suffi à ébranler Gustav pour l'élever loin de la lagune, ou si son esprit vivait de tels errements qu'il était prêt à transformer un simple soupir en rugissement.
A vrai dire, je me suis demandé beaucoup de choses car cette fascination avait peu de reflets pour m'émouvoir. C'est une fascination dévorante pour la beauté, mais la beauté canonique, la beauté dite parfaite des statues, la boucle ondoyante, le visage lisse, le mouvement mesuré. Une beauté empêtrée de classicisme, une idéalisation esthétique faisant naître la dévotion aveugle devant la vertu que l'oeil séduit prête à la personne admirée.


Je m'y perdais un peu. J'attendais que cette élégie au bel agencement se brise sur l'ennui qui menace toute symétrie sans surprise, toute mer sans vague, tout astre sans flamme, soit tout visage trop parfait. Ou bien j'attendais que la tempête surprenne ce personnage qui n'existe pas, ce Tadzio sans caractère, aux réactions sans saveur, beau tableau dans les bagages d'un entourage qui existe à peine davantage. J'attendais que cette admiration venue faire vaciller les certitudes morales de l'auteur Von Aschenbach en voyage finisse par se briser sur un élan de folie ou la dérision de sa condition de visiteur de musée émerveillé.
Que ne découvre-t-il sous les traits parfaits une âme désœuvrée ou effrayante qui chasse sa béatitude d'observateur ? J'attendais l'irruption d'un comportement trahissant l'apparente harmonie en surface de Tadzio, tout comme la Sérénissime semble vouloir étouffer de ses eaux oniriques et ses atours romantiques le bruit de tambours qui la menacent de plus en plus ouvertement... Je voulais croire à une métaphore de cette merveille de cité prise en tenaille. Car, et c'est une heureuse surprise dans ce récit que je finissais par croire attaché à ses calmes horizons, nous apprenons que la ville souffre précisément par ce qui a fait sa force et fait tenir son défi aux lois naturelles : le port ouvert sur le monde et la toute-puissance du commerce. Le mal est dans les murs et rôde dans les canaux, un sillage macabre suit un esquif de mauvaise augure.


Sur de courts passages, j'ai repensé à La Peste de Camus. Et je n'y aurais jamais cru trente pages plus tôt. Alors j'ai retrouvé une fascination, moi aussi, que je n'espérais plus.
J'ai pu goûter pleinement à ce verbe si riche, à ces descriptions ciselées d'une grande force d'évocation et toutefois d'une certaine concision.
Moi qui n'étais pas encore embarqué dans ce voyage, qui regardais un peu les monuments depuis un bateau au large, je suis revenu dans les ruelles de cette aberration de la civilisation.
Je goûtais plus fort encore aux sensations, je voyais les artistes fantasques se produisant le soir. J'ai arpenté la ville et ajouté à un édifice personnel une pierre imaginaire qui s'ajoutaient à d'autres nommées Corto Maltese, Vivaldi, Casanova, Ezio Auditore, Shakespeare et son Marchand...


Et puis je me suis définitivement réconcilié avec ce livre de Thomas Mann. Non pas qu'il m'eût fâché. Comment en vouloir à une si belle écriture qui vous fait ressentir son récit par tous vos sens ? Mais je l'avais tant espéré, ce livre au titre fort, et je découvrais une intrigue qui n'était pas pour moi.
Mais j'ai fini par mieux le comprendre grâce à sa fin lumineuse, au son du ressac. Par cette élévation hors du récit que je n'aurais jamais espérée, si tard et si furtivement.


Le mythe de l'être psychopompe fut crée par des hommes effrayés d'être si seuls en la mort. Certains ont besoin d'un Charon dont le visage les éblouit, pour les porter au-delà de la lagune sur une gondole qui se perd dans le labyrinthe des canaux.


Alors Gustav à la vie bien rangée et au succès sûr trouva la force de faire véritablement son voyage, maintenant qu'il y avait un Charon sans malice pour l'y porter.

Oneiro
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le 1 déc. 2019

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