Avec une virtuosité incroyable - moyenne formidable de deux phrases par page, aux visions juxtaposées, aux fantasmes contradictoires - Hermann Broch imagine l'agonie du célèbre poète latin. Le roman se divise en quatre parties, intimement liées au cycle de la vie. C'est sur "L'eau" que Virgile fait son entrée à Brindisi, ville animée par les préparatifs de l'anniversaire de César, dont l'agitation et le bruit se répercutent à l'infini dans son esprit malade. "Le feu" est celui de la fièvre, le poète descend au plus profond de lui-même ; ses souvenirs le hantent, et entre déception et fierté, il peine à entrevoir l'envergure de son oeuvre. Le manuscrit de l'Enéide est menacé, il veut le détruire, mais avec la visite de César - "La terre" - Virgile renonce, son poème à l'empereur. C'est désormais l'attente angoissée de la mort, qui ouvre à "L'éther", à la liberté, au retour originel.
La mort de Virgile est donc une somptueuse épopée de la mort, qui rivalise avec les modèles antiques. Quelle ambition que celle d'Hermann Broch, quelle indécence pourrait-on dire presque, que celle de s'enfouir dans un tel sujet, en 1945, alors que le contexte politique est atroce. [Broch a écrit par ailleurs des choses bien plus engagées, ce n'est pas un reproche!] C'est ce contraste grandiose entre le livre (sa forme, son fond, tout) et son époque qui le rend aussi fascinant. Et bien sûr le génie stylistique de son auteur.

Extrait d'une des très belles digressions sur le nom :
"Ah! l'enfant n'a pas de nom pour la mère, et continuellement elle s'efforce de protéger l'enfant contre le nom, non seulement contre le nom donné par hasard, faux et calamiteux, mais peut-être encore davantage contre le nom véridique qui, soustrait au hasard, est conservé dans la lignée infinie des ancêtres, car ce nom, que seul révèle celui qui lui-même est descendu sans nom dans la sphère où toute créature existante a sa racine pour y recevoir la consécration du sacerdoce paternel, ce nom est contenu dans le sacrifice et contient le sacrifice en soi-même ; mais la mère, attachée au sacrifice créateur de la naissance, qui constitue sa substance, recule devant le sacrifice de la renaissance, elle l'appréhende pour l'enfant qu'elle a porté ; elle appréhende le renouvellement de la création, elle appréhende l'indompté, l'indomptable, l'inaccessible qu'on pourrait pressentir dans les abîmes inabordables d'où jaillit la vérité lumineuse d'un nom ; elle appréhende comme une impudicité la renaissance dans le nom, elle préfère savoir son enfant dans l'anonymat".
Alphonse
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le 26 juil. 2014

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